La Lettre de ToutEduc n° 34
Paru dans La lettre le mercredi 26 mai 2010.
Qu'a donc dit la Cour des comptes que les observateurs de notre système scolaire (et les lecteurs de ToutEduc) ne sachent déjà? Son rapport (cliquez "L'organisation du système scolaire doit être profondément réformée" (Cour des comptes)) a été cité dans toute la presse comme un évènement. Le diagnostic n'est pourtant pas neuf: notre Ecole soigne très bien ses bons élèves, mais manque à sa mission qui est de les faire réussir tous, et un certain nombre de mesures prises ces dernières années ne vont pas dans le bon sens. A défaut de changer la pédagogie, on peut au moins modifier l'organisation du système, de façon à donner davantage la parole au terrain. Le constat n'est pas original, pas plus que les préconisations ni le ton, la sévérité et l'ironie mordante étant de règle rue Cambon. Le concept de "réussite" n'est pas travaillé. En réalité, le plus remarquable dans ce rapport est son annexe où figure la liste des personnes auditionnées: les magistrats ont rencontré très peu d'experts, et leur opinion n'a pas été façonnée par les discours des savants, il est le reflet de ce que disent unanimement les acteurs de terrain. La nouveauté est dans le consensus. Notre société n'accepte plus que son école, malgré le dévouement de ses personnels, laisse "sur le carreau" 150 000 jeunes chaque année, un chiffre légèrement gonflé d'ailleurs (il serait plutôt de 120 000 dont la moitié a quand même un bout de diplôme). Ajoutons que notre société supportait cela très bien jusqu'à il y a peu, puisque le candidat Sarkozy avait fait campagne sur une conception élitiste de l'Ecole.
Or aujourd'hui, trois ans plus tard donc, Jean-Jacques Hazan, président de l'une des deux grandes fédérations de parents d'élèves, en appelle à une traduction politique et transpartisane (FCPE: un appel au consensus politique pour une autre Ecole), de ce nouvel intérêt pour des pédagogies qui mettent "l'élève au centre". Faut-il s'écrier "Cour des comptes, FCPE, même combat!" Que s'est-il passé pour que nous assistions si rapidement à un tel retournement de l'opinion (à supposer qu'il soit aussi radical que l'actualité le donne à penser)? La Cour veut croire, nous le disions déjà (Rythme scolaire: la journée continue serait la meilleure solution (étude suisse)), puisqu'il nous faut réinventer les rythmes scolaires. Le ministre qui tente manifestement une sortie par le haut, suggère d'y inclure les pratiques sportives (Rythmes scolaires: Luc Chatel propose un test national.). Même chose sur les violences scolaires, un phénomène trop complexe, comme l'a montré récemment une revue de la littérature mondiale (réalisée par l'INRP, Violences scolaires: une synthèse des recherches (INRP)) pour que l'Etat se contente de réponses simples (lire aussi Violence scolaire: Un lycée du Nord-Pas-de-Calais propose une formation à la gestion des conflits.).
Une autre grande réforme du quinquennat, la "masterisation", est en difficulté. Rappelons que les IUFM étaient pour la droite, et une partie de la gauche, un objet de détestation, mais qu'Edouard Balladur, en 1993, avait renoncé à les supprimer, et que François Fillon, en 2005, s'était contenté de préparer le terrain pour leur dissolution dans les universités, sans sauter le pas. Le duo Pécresse-Darcos l'a fait. Les syndicats ont dénoncé un monstre si mal pensé que les textes doivent sans cesse être modifiés: le 21 mai est publié au JO un arrêté (AU JO du 21 mai: les concours de l'enseignement) qui modifie celui de décembre, lequel fixait les règles du jeu pour des épreuves qui doivent être passés en juillet. Les syndicats vont vraisemblablement demander à la justice administrative l'annulation de concours dont les candidats découvrent les modalités à quelques semaines de leur passation. Pourtant, le retour à la situation quo ante est impensable. Philippe Meirieu, quand il dirigeait l'IUFM de Lyon, ne manquait pas une occasion d'en dénoncer les défauts. Jean-Louis Auduc, adjoint au directeur de l'IUFM de Créteil, en fait également, pour ToutEduc, une critique sévère (Formation des enseignants: construire une alternative à la masterisation sans revenir aux IUFM (Jean-Louis Auduc)). Nous allons vraisemblablement dans une impasse réglementaire et humaine, si les concours sont annulés, mais aussi intellectuelle: la question de la formation des enseignants n'a toujours pas reçu de réponse. Si les IUFM n'étaient pas parfaits, même leurs détracteurs les plus acharnés n'osent plus se féliciter de leur destruction!
Sur deux autres points également, le gouvernement semble reculer. Le programme de travail du service statistique du ministère de l'Education nationale (la DEPP) vient d'être annoncé (Le BO du 20 mai fixe les orientations du programme de la DEPP pour 2010.). Du coup, le ministre s'oblige à en publier les résultats, alors que Xavier Darcos et son successeur jusqu'à présent, en avaient censuré l'essentiel, vraisemblablement parce qu'ils n'allaient pas dans le "bon sens". Mieux, la DEPP est appelée au secours de la direction de l'enseignement scolaire pour essayer de réparer les erreurs commises dans la conception des tests de CE1 (Les évaluations des CE1 en question.) et CM2. La voilà confortée, quand certains l'auraient bien liquidée.
Nadine Morano prétendait qu'il était juridiquement impossible, et inutile, de mettre en place le fonds de financement de la protection de l'enfance, destiné à compenser le transfert aux départements de l'enfance en danger. Le décret qui le crée vient pourtant d'être publié (Création du fonds national de financement de la protection de l'enfance). Mais ce texte tant attendu fait l'unanimité contre lui, et pour le président de la CNAF, il n'a "ni queue ni tête"(Le décret de financement de la protection de l'enfance vivement contesté (Localtis))!
Cela dit, ne rêvons pas. Même la Finlande, dont on vante sans cesse les résultats aux tests PISA (nous attendons d'ailleurs pour cet automne un nouveau cru, qui serait encore pire que les précédents, selon les rumeurs), n'est pas un paradis pour les innovateurs (Finlande: comment convertir les enseignants aux TICE?) et en Grande-Bretagne comme aux Etats-Unis, on déchante: les TICE ne sont pas toujours vecteurs de progrès puisque les ordinateurs servent aussi à nourrir les séries statistiques, de façon à piloter l'éducation par les résultats quantifiables (TICE: Les effets pervers de leur intégration à l'école (Une comparaison des situations en France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis.))… L'optimisme reste pourtant de rigueur chez les promoteurs des technologies de la communication pour l'éducation: ils constatent une modification du regard des enseignants (Intertice-M@DI: "C'est parti" pour les usages des TICE (P. Cotentin, CRDP de Versailles), voir aussi Généralisation des ENT dans les collèges des Hauts-de-Seine: une convention signée. (Localtis)), même si, nous prévient la présidente de l'AN@E, la communication électronique, si facile, les oblige à poser de nouvelles limites avec leurs élèves, "entre proximité et intimité dans cette nouvelle sociabilité numérique" (L'éducation dans un "nuage numérique"). Il ne faudrait pas non plus laisser s'instaurer de grandes inégalités entre les territoires (Nouvelles technologies: "Un observatoire des besoins de la communauté éducative est nécessaire" (Tribune du Monde).).
Voici les autres thèmes qui ont fait l'actualité des deux semaines écoulées:
COLLECTIVITES. Fadela Amara voudrait mettre fin au saupoudrage des crédits, en redessinant la carte des ZUS, mais François Fillon en prendra-t-il le risque politique, et lui garantira-t-il un budget constant? ([#1828]). Le ministre de l'Intérieur annonce que pourrait être désigné un "chef de file" lorsque la compétence "jeunesse" se trouve partagée entre les diverses strates de notre "mille-feuilles" local (Réforme territoriale: Un "chef de file" pour la compétence jeunesse? (Localtis)). Encore faut-il connaître les besoins des jeunes… Ecoute-t-on suffisamment celles qui font le moins de bruit, les jeunes filles en milieu rural? (L'expérience d'un observatoire de la jeunesse des quartiers du sud Essonne.) Les jeunes ne sont pas pour autant inactifs: c'est l'association des conseils municipaux d'enfants qui organise la rencontre des adultes en charge de la Jeunesse (La restauration scolaire en forum pour promouvoir les régies publiques).
Les collectivités elles aussi sont dans l'action. La Ville d'Argenteuil annonce son projet de rejoindre le réseau des "villes éducatrices" et de se doter d'un projet éducatif global ([#1850]). La petite commune d'Indre (près de Nantes) a décidé de s'attaquer aux troubles du sommeil des enfants (Indre: Le sommeil de l'enfant au coeur du projet éducatif local.). En matière de restauration scolaire, le vent tourne en faveur des régies municipales (La restauration scolaire en forum pour promouvoir les régies publiques)
ORIENTATION. On savait déjà qu'un enfant de 6 ans et 11 mois a un avantage en terme de maturité, donc pour l'apprentissage de la lecture, sur celui qui vient tout juste de souffler ses bougies… Mais une étude anglaise nous montre que cet écart continue d'influer sur les résultats scolaires jusqu'à 16 ans, donc influe sur l'orientation, les études, et même sur l'insertion professionnelle (Le mois de naissance influence la réussite scolaire jusque dans le supérieur. (recherche)).
"Quand le bâtiment va, tout va!" Ce slogan est-il encore de mise en ces temps de crise? Toujours est-il que les artisans peinent à recruter, et qu'ils voudraient bien, pour élargir le vivier, que les filles envisagent d'être maçonnes ou électriciennes (Les filles bienvenues dans le bâtiment). Le développement de l'apprentissage reste, dans les sphères étatiques, la panacée (L'apprentissage en voie de revalorisation? (Les Echos)).
ENFANTS EN DIFFICULTE. Une bonne nouvelle, le "rapport Debré" prône un nouveau regard sur les enfants mineurs isolés, dont "le taux de délinquance est très faible" (Mineurs isolés étrangers: un nouveau regard? (Rapport Debré)). Mais la sénatrice UMP a-t-elle pensé aux enfants Roms, et aux difficultés, matérielles et politiques, que pose leur scolarisation (Le collectif pour le droit des enfants roms à l'éducation alerte le ministère sur "l'absentéisme forcé de milliers d'enfants roms".)?
Au Québec, le nombre des élèves handicapés ou "en difficulté d'adaptation" a beaucoup augmenté: meilleur dépistage ou conséquences d'errements pédagogiques? La question n'est pas anodine, puisque de la réponse dépendent des moyens supplémentaires (Elèves handicapés ou en difficulté d'adaptation: Polémique sur leur intégration dans les classes ordinaires au Québec.). En France aussi, la question des moyens se pose, et un proviseur des Pyrénées-atlantiques se retrouve aux prud'hommes: c'est lui qui a signé les contrats de droit privé des personnels précaires notamment chargés de l'accompagnement des enfants handicapés, mais aussi de tâches administratives (Les EVS des Pyrénées-atlantiques mettent le proviseur aux prud'hommes).
Pour les mineurs délinquants, les mesures de réparation pénale donnent de meilleurs résultats que l'incarcération, même si certains en débattent (Deux visions contradictoires sur la prise en charge des mineurs délinquants.). Encore faut-il trouver des collectivités qui leur donnent des travaux à faire (ici)
PARENTS EN DIFFICULTE. Encore faut-il aussi que les parents qui "ne savent comment se comporter au quotidien avec leurs enfants" osent demander de l'aide à des travailleurs sociaux, mais ils craignent que ceux-ci les dénoncent à la protection de l'enfance (Signalement des enfants en danger: Une étude de l'Odas pointe les effets pervers des dispositifs. (La Croix)).
Au Canada, les commissions scolaires se dotent de "protecteurs des élèves" qui constituent un recours pour des parents qui ne sont pas satisfaits des décisions prises par les établissements (Canada: Le "protecteur des élèves", nouveau recours des parents insatisfaits.).
Une étude anglaise montre que les parents ne mesurent pas toujours bien les risques que courent leurs enfants: pour leur éviter de se faire agresser sur le chemin de l'école (une chance sur un million), ils les emmènent en voiture (une chance sur trois d'avoir des complications en cas d'obésité,Risques de l'enfance: Des angoisses parentales peu reliées à la réalité. (étude anglaise)). Une autre recherche pointe les risques de l'exposition à la télévision nuit à la future scolarité. (Petite enfance: L'exposition à la télévision nuit à la future scolarité. (Recherche))
PEDAGOGIE. Qui a dit que les lycéens ne lisaient plus? On ne compte plus les prix littéraires qu'ils décernent, et ils exercent leur jugement critique sur toutes sortes d'objets littéraires, y compris des mangas (Un "Goncourt" des mangas pour les lycéens). Ce serait peut-être un moyen de redonner au travail scolaire un sens, qui manque manifestement pour bon nombre d'élèves qui sont des décrocheurs d'un nouveau type, pas vraiment absents, mais pas présents non plus (Décrochage scolaire: un nouveau profil mis en évidence à Paris (interview)).
Mais peut-être devrions-nous aussi donner aux élèves les moyens de penser leurs origines, et de prendre en compte le fait religieux (De l'importance de prendre en compte le fait religieux à l'école. (Le Sociographe)). Quant aux jeunes enseignants, il faut aussi leur apprendre que "l'autorité éducative" n'est pas un don, que certains auraient et d'autres pas, mais une construction, et que cela se travaille (Apprendre à exercer l'"autorité éducative" dans sa classe (Publication).). Raison de plus pour reconstruire sur les ruines des IUFM!