La Lettre de ToutEduc n° 31
Paru dans La lettre le mercredi 14 avril 2010.
Les deux dernières lettres ont tenté de décrypter la politique gouvernementale, et d'en décrire les lignes de force (ou de faiblesse). Celle-ci met davantage l'accent sur quelques signes d'hésitation que nous donnent la société, la recherche… et les politiques.
Les jeunes, du moins certains d'entre eux, ressentent le besoin d'être cadrés, et que les adultes jouent leur rôle, leur disent ce qu'ils doivent faire et quand. Ceci n'est pas un discours plus ou moins "réac", c'est l'une des conclusions d'un chercheur en sciences de l'éducation , Dominique Glasman, dont ToutEduc a pu lire l'étude, inédite, sur les internats et ce qu'en disent les collégiens et les lycéens qui y résident, (Les internats répondent à un besoin d'encadrement (D. Glasman)), au moment où Luc Chatel affirme vouloir, avec les internats d'excellence, "renouer avec l'ambition méritocratique" (Internats: Luc Chatel veut "renouer avec l'ambition méritocratique").
Une autre étude, d'une ampleur bien moindre, puisqu'il s'agit du mémoire d'un étudiant, tend à prouver que les enfants des familles immigrées travaillent d'autant mieux… ou d'autant moins mal, que leurs parents s'impliquent dans leurs études. Mais cette implication pour être efficace, ne passe pas par les codes de l'école. Elle ne se mesure pas en nombre de réunions "parents-profs" auxquelles ils participent. Et elle ne nécessite pas que les parents aient une "compétence" particulière (Parents en ZEP: prendre au sérieux leurs aspirations, plutôt que leur participation aux réunions (mémoire de recherche)). Une troisième étude montre aussi que les familles immigrées ont, autant que les autres, des stratégies de choix du collège de leurs enfants, mais qu'elles n'ont pas toujours les mêmes moyens (Penser les choix scolaires des familles immigrées vivant dans les quartiers populaires (Recherche).).
Les britanniques détaillent ce que nous savions déjà dans les grandes lignes: les enfants des familles pauvres réussissent moins bien que ceux des familles aisées. Mais ils précisent, et c'est intéressant, que le fossé se creuse dès 3 ans, et qu'il s'élargit jusqu'à l'âge de l'entrée au collège. Il cesse alors de croître. C'est donc très tôt qu'il faut agir, et aider les familles à avoir davantage confiance en elle, et en leur capacité à maîtriser leur destin. Des gestes simples, lire des histoires aux petits, ou partager les repas à des heures régulières, peuvent aussi améliorer sensiblement les conditions de la réussite… ou d'un moindre échec scolaire (Pourquoi les enfants pauvres réussissent-ils moins bien à l'école? (étude britannique)).
Et le manque le plus grave est certainement le manque d'ambition pour ses enfants. Une étude belge nous le rappelle, les déterminants sociaux, et plus encore culturels restent très prégnants dès qu'on parle d'orientation (Orientation post bac:une étude sur le poids des déterminants sociaux en Belgique). Mais les ambitions des familles ne doivent-elles pas être réalistes, et tenir compte des contextes locaux? Le ministère publie les données de l'insertion professionnelle dans chacune des académies, mais se garde bien de donner des conclusions générales. Est-ce à dire que ce qui est vrai ici, le diplôme protège du chômage, ne l'est pas ailleurs, où le domaine professionnel du diplôme compte autant que son niveau? (Insertion professionnelle: les résultats dans chaque académie)
Une autre querelle continue de travailler les enseignants. Un syndicat du premier degré, le SNUIPP a organisé une journée sur les zones d'éducation prioritaire (Penser autrement l’éducation prioritaire?). Les personnels s'inquiètent de la concentration des moyens sur le collège "alors que la construction des apprentissages commence dès deux ans, à la maternelle". Ils soulignent l'importance des familles, qu'il ne faut pas culpabiliser. Les choses se gâtent quand intervient la représentante de l'ANARE, l'association des acteurs de la réussite éducative, ce dispositif lancé par Jean-Louis Borloo quand il était ministre de la Ville. Il voulait fédérer toutes les forces d'un territoire, notamment les associations, autour des enfants les plus en difficulté. Pour beaucoup de ceux qui participaient à cette journée, la réussite éducative participe "à la casse" du service public. Fallait-il entendre que les enseignants refusent les logiques de partenariats? Lorsqu'il a été imaginé, le plan Borloo était pour un ministre ambitieux un moyen de prendre pied dans le département d'un autre ministre, Luc Ferry. Xavier Darcos avait ensuite inventé des dispositifs de soutien internes à l'Ecole, comme pour démontrer qu'elle pouvait se passer du monde extérieur. Luc Chatel, à l'inverse, se tourne vers les associations complémentaires de l'Ecole (Prévention de l'illettrisme: les engagements de Luc Chatel), telle la Ligue de l'enseignement dont le directeur général a reçu la Légion d'honneur ([#1616]).
Le rapport Grosperrin, du nom de son auteur, député UMP, sur le collège donne également à penser que le pouvoir en place revoit actuellement ses fondamentaux en matière de pédagogie (Collège: la droite serait-elle "pédagogiste"?). Nicolas Sarkozy, lors de la campagne pour la présidentielle, avait repris, sur un mode très idéologique, les thèses anti-pédagogistes. Il avait fait abroger le décret destiné à encourager la bi-valence des enseignants au collège. Rappelons que le collège unique créé en 1975 par René Haby comprenait des enseignants "type lycée" (agrégés et certifiés, qui enseignent chacun une seule discipline), des enseignants bi-valents (les PEGC) et des instituteurs spécialisés. Deux modèles cohabitaient, le collège "petit lycée" et le collège "primaire supérieur". René Monory en 1986 avait tranché en faveur du premier et "mis en extinction" le corps des PEGC. Le "socle commun", créé par la loi Fillon de 2005, revenait sur cette logique, en mettant en avant une définition des objectifs de l'enseignement par compétences, donc de l'interdisciplinarité, alors qu'une scolarité réussie était définie, jusque là, par l'acquisition de "la somme des programmes". C'est ce que Xavier Darcos avait déclaré à l'auteur de cette lettre. Le rapport Grosperrin s'inscrit au contraire dans la logique du socle commun.
La formation des enseignants constitue un autre sujet d'hésitation. La commission de la Culture du Sénat vient d'adopter le rapport d'une mission envoyée en Finlande, afin de voir si nous ne pourrions pas transposer un modèle qui a d'aussi bons résultats (Le modèle finlandais amène à repenser la formation des enseignants français (Sénat))! La conclusion est claire, on ne peut pas importer une solution venue d'ailleurs, mais il faut revoir complètement la sélection et la formation de nos enseignants, et mettre l'accent sur la pédagogie, exactement le contraire de ce qu'on fait Xavier Darcos et Valérie Pécresse avec la "masterisation". Le ministre parle d'ailleurs, à l'occasion des "états généraux de la sécurité à l'école" d'une nouvelle politique de formation des enseignants. Il n'annonce évidemment pas l'abrogation des mesures prises par son prédécesseur, mais il cherche manifestement un espace dans un dispositif qui ne satisfait personne (Le modèle finlandais amène à repenser la formation des enseignants français (Sénat)).
Même démarche sur la violence scolaire. Le responsable d'un mouvement pédagogique a décrit ces "états généraux" comme "une grand messe, complètement surréaliste tant l'écart était grand entre la politique actuelle et les propos qui y sont tenus (Violence scolaire: un réquisitoire contre la tolérance zéroet Des pistes pour gérer autrement la violence à l’école (Etats généraux).)". Le ministre, bien conscient du fossé entre les spécialistes qu'il avait réunis et ses collègues ministres, ou son prédécesseur, veut se situer au-dessus de la mêlée. "Si nous ne sommes pas d'accord sur tout, le constat nous rassemble", souligne-t-il (Violence scolaire: "Nous avons su dépasser nos divergences" (Luc Chatel)). Certaines de ses annonces sont de nature à satisfaire le "parti de l'ordre". Le ministre entend "restaurer l'autorité des professeurs", il évoque la protection des victimes et la sécurisation des établissements scolaires, ainsi que l'échelle des sanctions: "l'impunité est la pire des choses". Il s'inquiète des "cyberviolences", et dénonce l'irresponsabilité de certains parents. Les élèves devront se lever en présence d'un adulte, et vouvoyer le professeur, lequel devra aussi vouvoyer ses élèves... Mais d'autres propos vont droit au cœur des "pédagogues". Dans les établissements scolaires, les "principes fondamentaux du droit" doivent prévaloir: proportionnalité, individualisation de la sanction, et surtout, " principe du contradictoire" avant toute sanction disciplinaire. Aucun enseignant ne devrait plus pouvoir s'exclamer: "2 heures de colle, et on ne discute pas!" Les punitions collectives sont de plus proscrites. (Violence scolaire: la réponse de Luc Chatel) A vouloir satisfaire les deux camps, Luc Chatel risque de déplaire à tous, les réactions les plus virulentes venant sans doute de son camp (Violence scolaire: des réactions de déception et Violence scolaire: des réactions de déception). Nous verrons aussi, bien que le sujet ait beaucoup moins retenu l'attention des médias, ce qui sortira du colloque organisé par l'INRP sur les liens entre "l'identité nationale" et l'école (L'Ecole et la Nation: 1er acte du colloque de l'INRP). Là encore, la parole des experts et celle des politiques risquent de n'être pas en phase.
Elle ne l'est pas non plus sur l'éducation prioritaire. Le ministre a annoncé que les établissements les plus en difficulté pourraient avoir un statut expérimental (Violence scolaire: la réponse de Luc Chatel, dépêche déjà citée), mais il préfèrerait manifestement qu'on n'en parle pas (Education prioritaire: l'administration préférerait qu'on n'en parlât pas (OZP)). Le chercheur Daniel Frandji a accordé un entretien à ToutEduc: il compare les dispositifs de divers pays européens qui ont tous fait le même constat, certains territoires ont besoin de plus de moyens que d'autres. Mais si une politique "méritocratique" permet aux meilleurs élèves de fuir ces mêmes territoires, et qu'on laisse entendre à ceux qui restent qu'ils seront laissés pour compte, la contradiction risque d'être rapidement ingérable (Education prioritaire: Que révèle la comparaison des politiques menées en Europe? (interview du sociologue Daniel Frandji)).
La dernière source d'interrogation de la quinzaine nous vient de Norvège. En France, on voit essentiellement dans les "environnements numériques de travail", les ENT, que les collectivités mettent en place, le cahier de textes électronique, et la communication aux parents des notes de leurs enfants, de leurs absences et de leur emploi du temps. Ils ont en réalité autant de fonctions que l'imagination peut en créer, à condition que les équipes s'en emparent et en fassent le cœur du projet d'établissement. Nos écoles, collèges, lycées ont-ils les moyens, et la volonté, de se doter de réels projets? Ces fabuleux moyens informatiques font penser à la modeste imprimerie de Célestin Freinet, qui s'était emparé d'une technique pour révolutionner la pédagogie. Sommes-nous à la veille d'un nouveau bouleversement? Et cela suppose-t-il que nous adoptions les solutions proposées par des multinationales, norvégiennes ou américaine? (Les environnements numériques peuvent-ils réinventer la pédagogie Freinet ?)
Si nous n'avons aucune réponse à toutes ces questions, une chose est claire: la pédagogie n'est plus seulement l'affaire d'individualités ou de petites équipes plus ou moins brillantes, ou originales, elle est aussi devenue une affaire d'Etat, voire internationale.
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