Education prioritaire: Que révèle la comparaison des politiques menées en Europe? (interview du sociologue Daniel Frandji)
Paru dans Scolaire le vendredi 09 avril 2010.
Alors que Luc Chatel a annoncé jeudi, en clôture des Etats généraux de la sécurité à l'école, que la carte de l'éducation prioritaire serait redessinée dans l’hexagone, le sociologue Daniel Frandji évoque, pour ToutEduc, les grandes lignes d’un ouvrage collectif qui sera publié d’ici la fin de l’année, et dont l’objectif est l’analyse comparative des politiques d’éducation prioritaire menées dans huit pays européens. Daniel Frandji est le coordinateur du projet de recherche EuroPep, visant à l’étude des politiques d’éducation prioritaire en Angleterre, Belgique, France, Grèce, Portugal, République tchèque, Roumanie et Suède. Cette étude a fait l’objet d’un premier volume, publié en 2008 aux éditions de l’INRP: Les politiques d’éducation prioritaires en Europe.
ToutEduc: Le deuxième volume, fruit du projet EuroPep, est en préparation pour 2010. Comment s’articule t-il au premier?
Daniel Frandji: Le premier livre, paru en 2008, est pensé comme une définition et une description des dispositifs. La notion même d’éducation prioritaire n’est pas équivalente dans tous les pays. Pour décrire le fonctionnement, l’organisation des politiques, il a fallu avant tout poser un cadre de comparativité: délimiter et définir ces politiques, les situer dans leur contexte, étudier leurs argumentations, identifier des thèmes préalables, construire une grille commune de questionnements. En même temps, dès cette première étape, nous avons introduit une analyse historique : nous avons pu identifier trois grands âges des politiques d’éducation prioritaire.
Le livre deux, à paraître d’ici fin 2010, affine cette analyse historique tout en approfondissant l’analyse autour de trois grandes thématiques transversales : la question de la définition des publics bénéficiaires et du ciblage (qui est ciblé ? et comment ? les politiques d’éducation prioritaire sont des politiques ciblées, mais il y a une diversité observable, entre ciblages de territoires ou de publics), la question de l’action et du contenu des politiques (fonctionnement, curriculum, pédagogie, actions menées); et enfin la question de l’évaluation (ces politiques sont-elles évaluées ? comment et par qui? Quels sont les usages ou mésusages de ces évaluations selon les pays?…). Plusieurs équipes de chercheurs travaillent sur ces thématiques en comparant les données recueillies, même si le manque de données sur certains points et pour certains cas est flagrant.
ToutEduc: Vous développez dans vos travaux trois âges dans l’évolution des politiques d’éducation prioritaires. Quels sont-ils?
Daniel Frandji: Trois phases se recouvrent plus ou moins selon l’histoire propre de chaque pays. Le premier âge de ces politiques renvoie au modèles des politiques de compensation, celles-ci se mettent en place dès les années 1960 pour les plus anciennes. Ce sont des politiques qui s’établissent dans le prolongement des réformes assurant le passage d’une école élitiste vers une école de masse unifiée (France, Belgique, Suède, Angleterre). Elles sont alors le plus souvent des politiques territorialisées : il s'agit d'accorder des moyens supplémentaires et de mobiliser des ressources pour lutter contre les inégalités scolaires dans les territoires urbains où se concentrent les populations les plus défavorisés.
A partir du début des années 80, le questionnement tourne davantage autour du thème de l’exclusion: on se soucie des sorties précoces du système scolaire sans diplôme ou sans qualification, mais aussi de l’exclusion sociale et économique. L’enjeu n’est plus forcément celui de l’égalité. Cette reformulation est en même temps liée à une montée en puissance de nouveaux problèmes sociaux très médiatisés: chômage, insertion de longue durée et violences scolaires ou urbaines. Cette transformation s’effectue particulièrement en Angleterre, sous les gouvernements New Labour. En France, dans les années 90, la politique des ZEP est couplée très étroitement avec la politique de la Ville avec un risque d’opacification des objectifs. Un troisième âge pourrait être relié à un une optique d' "inclusive education". On observe en Europe la multiplication des dispositifs ciblés pour différents publics : enfants migrants ou minorités, enfants à risque de décrochage scolaire, à "besoins spécifiques" et même "enfants intellectuellement précoces"… Le discours en vigueur est celui de la diversité des cultures, des talents, des besoins. Le thème de l’individualisation de l’enseignement est très présent, de même que celui de l’adaptation à des "besoins". La multiplication des catégorisations des élèves se poursuit dans plusieurs pays et met en jeu une redéfinition générale des objectifs de la politique scolaire. En France, j’ai été frappé d’entendre, lors de la promulgation récente des internats d’excellence, la définition d’une nouvelle catégorie d’élèves: Les élèves, défavorisés, mais à "potentiel" ou avec "appétence". Ainsi, l’éducation prioritaire, initialement vouée à la réduction des inégalités, offrirait à chaque élève (et chaque catégorie d’élève) la possibilité de maximiser son développement et ses chances de réussite. C’est sans doute l’idée-même d’école commune qui risque de disparaître
ToutEduc: Que peut-on conclure de votre travail comparatif, d’un point de vue prescriptif?
Daniel Frandji: Notre but est de faire réfléchir les acteurs du systèmes, en clarifiant le débat, en donnant des outils d’analyse qui permettent d’ouvrir le champ des possibles en problématisant certaines "évidences". La définition des trois âges, notamment, peut aider à penser ce qu’on veut faire de l’école, à mieux orienter les dispositifs, peut-être à les rendre plus démocratisants. Nous ne cherchons pas à identifier des expériences positives, à les exporter clefs en main, mais à mettre en avant les manières de penser et d’agir. Au cours de nos travaux sur les actions et contenus, nous avons identifié des orientations qui posaient problème. Malgré les enjeux mêmes de ces politiques, la question du contenu des actions demeure très peu documentée, travaillée et questionnée dans la quasi totalité des pays. Notre étude permet pourtant de poser un certain nombre de questions. Elle interroge à la fois le principe d’une intervention précoce, et le modèle d’une prévention qui semble un mode d’action privilégié au titre de ces politiques. Elle questionne en outre l’adaptation des curriculums et des pédagogies, qui contribue à reconfigurer ce qui est enseigné aux élèves. On observe deux dérives à cette adapatation. Dans un premier cas, il s’agit du privilège accordé à certaines disciplines considérées comme fondamentales sur d'autres matières. Dans un second cas, on focalise le travail en classe sur des tâches et des compétences de "bas niveau cognitif".
L’évolution des idéologies pédagogiques pose également problème, celles-ci faisant désormais une part accrue aux modèles promouvant des pratiques et des modes d’enseignement centrés sur l’élève, ses intérêts, ses aptitudes et ses besoins. Or, des sociologues comme Basil Bernstein ou P. Perrenoud, tendent à penser qu'elles peuvent être préjudiciables aux apprentissages des enfants de milieux sociaux populaires ou défavorisés. Ces questions demeurent complexes, et là aussi il conviendrait de mieux articuler les travaux de recherche et les dynamiques présentes sur le terrain.
ToutEduc: La question de savoir si l’accent politique doit être mis sur le territoire ou sur un public ciblé est vive en France. Votre recherche comparative aide t-elle à penser ce débat?
Daniel Frandji: Nos observations conduisent à problématiser un peu ce choix binaire. Il est clair que le ciblage sur le territoire tend à s’effacer au profit du ciblage sur les publics. Nous observons surtout une reformulation du principe d’action territorialisée, celle-ci pouvant par exemple passer d’une logique d’empowerment (Le territoire est mobilisé autour d’un établissement scolaire, dans une idée de démocratie locale) à une logique de ciblage de "zones difficiles", comme cela s’observe au Portugal. En Angleterre, des programmes sont conçus autour d’un principe de multi-agency working, à savoir le partenariat entre services éducatifs, sanitaires et sociaux. Ceux-ci visent à agir précocement sur les familles défavorisées et leurs enfants. En France, le débat peine à s’installer, alors qu’on observe des conflits ou des malentendus forts entre enseignants et acteurs des politiques de la Ville. De mon point de vue, il faudrait peut-être tenir compte, dans l’élaboration des politiques, de la dynamique qui fait qu’une zone ou un établissement est plus en difficulté qu’un autre. Si rien n’est fait pour agir sur ces dynamiques, il n’est pas évident que les politiques fonctionnent. J’observe enfin la résurgence d’un discours républicain quasi élitiste en France: internats d’excellence, objectif de 30% de boursiers en CPGE… Ces initiatives visent les bons élèves de l’éducation prioritaires. En clair, quand un élève est bon, on lui permet de sortir d’un territoire ou d’un établissement pour le mettre ailleurs. Cela tend à homogénéiser d’autant plus les zones d’éducation prioritaire, à mortifier certains espaces, alors même qu’à l’origine, les ZEP étaient pensées comme des laboratoires d’expérimentation propres à faire évoluer et à démocratiser tout le système éducatif. Si ces mesures autour de l’excellence doivent se développer, il faut alors nécessairement les accompagner de mesures plus globales par ailleurs. Des champ de possible sont ouverts, à tous les niveaux. Des dynamiques sont là, dispersées, notamment sur le terrain, où s’observent des demandes de réflexion collective, d’action concertée, de formation, des engagements aussi.
Livre 1 :"Les politiques d'éducation prioritaire en Europe. Conceptions, mises en oeuvre, débats." Demeuse Marc, Frandji Daniel, Greger David, Rochex Jean-Yves
Livre 2: à paraitre avant la fin 2010.