La Lettre de ToutEduc n° 30
Paru dans La lettre le mercredi 31 mars 2010.
L'illettrisme touche 3,1 millions d'adultes. Luc Chatel rappelait ce constat lundi et ajoutait "Il est urgent d'agir, et dès le plus jeune âge". Rappelons ici que depuis 30 ans, des associations se battent pour faire entendre que "les livres, c'est bon pour les bébés", bien avant l'âge de la maternelle? Cette formule des pédopsychiatres Marie Bonnafé, René Diatkine et Tony Lainé était à l'honneur pour le colloque qu'organisait la semaine dernière "LIRE à Paris". Problème: il s'agit de donner aux enfants un accès à la Culture, au monde des livres; les lectures se font dans des salles d'attente de PMI, sur les terrains d'accueil des gens du voyage, dans les halls de HLM; elles ont des objectifs éducatifs, mais elles n'ont de sens que si elles sont désintéressées, que si aucune préoccupation pédagogique ou thérapeutique ne vient parasiter la rencontre d'un enfant et d'un texte. Comment, à notre époque où tout se mesure, où chaque euro doit être justifié, évaluer une action dont il serait absurde, et contraire aux principes qui la fondent, de chercher à quantifier les effets? C'est à cette aporie que s'est attaquée l'association avec l'aide des chercheurs de Paris-XIII (cliquez [#1587]).
Pour sa part, l'agence "Quand les livres relient", avait invité, à l'occasion de son assemblée générale et de l'élection de son nouveau président, Edwige Chirouter, militante de la philosophie à l'école élémentaire. Celle-ci a montré combien la "littérature d'enfance" était porteuse, comme toute littérature, des grands enjeux de la vie et de la mort. Mais n'est-ce pas déjà perdre quelque chose de la rencontre avec le texte que d'en subordonner la lecture à son intérêt philosophique (Quand les livres relient: nouvelle présidence)? La quinzaine écoulée paraît marquée par les incertitudes, les hésitations, les contradictions.
Pour en revenir au ministre de l'Education nationale, il a donné ses orientations sur la lecture (Prévention de l'illettrisme: les engagements de Luc Chatel). L'ensemble est-il totalement cohérent? Luc Chatel s'inscrit dans le droit fil de son prédécesseur, et vante les programmes de 2008 (que dénonce violemment Luc Ferry, Luc Ferry dénonce la politique scolaire du Gouvernement ). Face à un "phénomène social global", le ministre estime que l'Ecole ne peut lutter seule, et qu'elle doit le faire avec "ses partenaires de toujours", dont la Ligue de l'enseignement à qui Xavier Darcos avait déclaré la guerre! Les cadres du ministère doivent aller chercher du côté de l'ANLCI de "bonnes pratiques". Beaucoup sont pourtant convaincus que le plus grand organisme de formation du monde dispose en son sein de toutes les ressources voulues, et qu'il n'a nul besoin de se tourner vers l'extérieur. Le ministe confirme enfin un accord avec les mécènes de l'APFEE (Accompagnement: Luc Chatel reçoit les financeurs de l'APFEE) pour augmenter de 3 000 le nombre des enfants qui seront reçus dans les "Coups de pouce CLE", par d'autres animateurs que leur enseignant…Il annonce également que la réflexion pour "la création d'une fondation", donc la recherche de financements privés pour des projets d'excellence, est en cours.
Le ministre bouscule la vieille citadelle de l'Education nationale. Dans le même temps, pour lutter contre les violences scolaires, son administration conforte le "lycée caserne", à en croire certains observateurs (Violences scolaires: Le Café dénonce "le retour du lycée caserne"). Il publie une circulaire de rentrée (circulaire de rentrée: des surprises) dans laquelle il propose de revenir sur la semaine de 4 jours (Circulaire de rentrée: remise en cause de la semaine de 4 jours?), dont tout le monde connaît la nocivité, mais connaît aussi la quasi impossibilité de revenir sur "un avantage acquis" (Semaine de 4 jours: l'Express résume la difficulté de revenir sur les "avantages acquis" et Semaine de 4 jours: optimisme très mesuré des chercheurs et de la FCPE après la circulaire de rentrée). Il marque son peu de goût pour les querelles sur les méthodes de lecture, et semble vouloir réhabiliter les RASED, que son prédécesseur aurait bien supprimés… Et il confirme une annonce du président de la République, les allocations familiales seront suspendues, sur décision du préfet, pour les familles dont les enfants font l'école buissonnière (Violences scolaires: La FCPE condamne les propos du président de la République). Les mesures s'enchaînent, d'inspiration libérale ici et autoritaire ailleurs, en rupture ou dans la continuité de l'action son prédécesseur, en une synthèse toute personnelle. Et si elle était gaullienne? Il suffisait pour s'en persuader de l'entendre, ce mercredi, inaugurer deux journées de réflexion consacrées aux "internats d'excellence". Il a déclaré vouloir "renouer avec l'ambition méritocratique" (Internats: Luc Chatel veut "renouer avec l'ambition méritocratique"), et il a raconté à cette occasion une anecdote pour le moins significative: il a rencontré, lors de l'inauguration du premier de ces internats, une famille d'origine africaine; jusqu'à présent, disent ces parents, Dieu avait protégé leur fils, bon élève de seconde, ils le confiaient maintenant à l'Etat! Luc Chatel est tellement convaincu de l'importance de l'Etat que le "mode d'emploi" que ces services ont établi pour aider les rectorats et les établissements à monter des projets oublient de mentionner, parmi les acteurs intéressés au processus, les départements et les régions, qui seront pourtant sollicités pour financer les murs! Le dispositif ne s'adresse qu'aux élèves "motivés", au détriment de ceux qui seront laissés pour compte. Mais comme le fondateur de la Vème République, qui reprenait à son compte, sans le dire, les ambitions du plan Langevin-Wallon et initiait dès 1960 l'ouverture des lycées aux enfants du peuple pour élargir le vivier de recrutement des cadres, Luc Chatel cherche les moyens d'un nouvel élargissement du vivier aux enfants issus de l'immigration. Il sait que la compétition internationale l'impose puisque "9 ingénieurs sur 10" sont aujourd'hui formés en Extrême-Orient. Et il demande que soient mis en oeuvre un "modèle pédagogique nouveau". Pour ceux qui voient les années 60 comme celles de l'ennui annonciateur de l'explosion de mai, il faut se souvenir qu'avaient été expérimentées alors les "pédagogies nouvelles", trop rapidement abandonnées.
Lire aussi sur des choix significatifs des pouvoirs en place:
"Base élèves" au BO ("Base élève" au BO)
Carla Sarkozy: "amener le savoir et les arts aux plus vulnérables" (Figaro Madame) (Carla Sarkozy: "amener le savoir et les arts aux plus vulnérables" (Figaro Madame))
Le "mérite individuel" au centre du dispositif "Egalité des chances" de la Défense (Le "mérite individuel" au centre du dispositif "Egalité des chances" de la Défense (Conseil des ministres))
Les hésitations se retrouvent ces jours-ci dans les Cours de justice. Le Conseil d'Etat a été saisi par l'Education nationale après que les tribunaux administratifs eurent donné raison à quatre enseignants "désobéisseurs". Leurs avocats, interrogés par ToutEduc, relèvent que la Haute juridiction ne s'est pas prononcée sur le fond. Dans deux cas, elle a entériné les retenues sur salaire, mais les a assorties d'une compensation (article L-761-1) pratiquement équivalente. Dans les deux autres cas, elle ne se prononce que sur un aspect du différent entre ces enseignants qui refusent d'appliquer la "réforme Darcos" du premier degré et leur administration, et renvoie les autres différents à un débat de fond, même si elle penche manifestement du côté du ministère (Désobéisseurs: le Conseil d'Etat évite de se prononcer sur le fond).
Non moins intéressante, la décision de la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations) qui donne raison aux collégiens parisiens scolarisés dans le privé, et qui passaient après leurs camarades venus de collèges publics pour s'inscrire dans des lycées publics. Mais du coup, analyse E Davidenkoff (La Halde, la mixité sociale et les lycées parisiens (L'Etudiant)), elle favorise la discrimination sociale, puisque ce sont les parents les plus avertis qui slaloment du public au privé et du privé au public en de savantes stratégies que le rectorat tentait de contrecarrer.
La recherche aussi parfois hésite: ToutEduc s'est fait l'écho de plusieurs publications récentes, qui remettaient en cause le regard que les adultes portent sur la jeunesse, les violences, ou sur le handicap. Mais est-ce si nouveau ([#1590])? Nous nous étions fait également l'écho des travaux de l'Ecole d'économie de Paris, qui avait mesuré les effets, très positifs, d'un dispositif, "la Malette des parents", expérimenté dans l'académie de Créteil, avec le soutien de Martin Hirsch lorsqu'il était Haut-commissaire à la Jeunesse ("La Malette des parents": l'étude de l'Ecole d'économie de Paris). Mais les sciences de l'éducation n'avaient pas été invitées pour l'évaluation. Elles se sont vengées ("La Malette des parents", une étude vivement contestée (OZP)), et ont étrillé des économistes qui croient pouvoir jauger l'humain avec quelques chiffres , et qui ignorent qu'en matière d'éducation, les expériences réussissent toujours, parce qu'elles sont portées par des gens qui y croient. C'est la généralisation qui fait problème. Les résultats ne sont jamais ceux qu'on pouvait espérer.
Enfin, même si ce n'est qu'une anecdote, et si nous n'avons pas tous les éléments qui expliquent un conflit entre un maire socialiste et un président de communauté de communes UMP, il paraît significatif qu'un centre de loisir et d'accompagnement scolaire soit au centre de la bagarre (Un CLAS (accompagnement à la scolarité) au coeur d'enjeux politiciens). Sans oublier les enjeux financiers. Un observatoire devrait d'ailleurs aider à y voir plus clair ([#1548]). Pour résumer ce qui précède, l'éducation est toujours un enjeu politique majeur, mais nul n'a plus de certitude sur ce qu'il faut faire, ou sur les moyens de faire, ce qui n'interdit pas le volontarisme.
Surtout lorsqu'il s'agit d'équiper en ordinateurs les établissements ou les élèves. Nous avons vu l'enthousiasme, voire la naïveté de Jean-Michel Fourgous (Ordinateurs portables pour les collégiens: les Landes persistent et signent). L'inspection générale voit tous les avantages des technologies de l'information pour l'enseignement des langues (Enseignement des langues vivantes). Mais peut-on considérer ces outils comme des supports pédagogiques sans s'inquiéter de leur impact sur les personnalités? La psyché des ados suppose un autre regard du thérapeute à l'heure du virtuel, nous prévient l'un (Facebook, msn, jeux vidéos: Comment repenser la psychothérapie des ados à l’ère du virtuel?), tandis qu'un autre, plus rassurant, nous affirme que les jeunes ont toujours eu besoin de rituels pour passer à l'âge adulte, et qu'ils en trouvent sur les écrans (Jouer aux jeux vidéos: Un nouveau rite de passage vers l’âge adulte?)…
Autre source d'incertitude: les comparaisons internationales. Alors que "la classe unique", à plusieurs niveaux, a mauvaise presse en France, l'Afrique se demande si elle ne devrait pas en adopter le modèle, faute sinon de pouvoir faire face à la pénurie d'enseignants qui se profile (La classe à plusieurs niveaux comme solution dans les pays en développement? (conférence internationale)). Pour sa part, le Québec s'inquiète: les devoirs à la maison sont-ils utiles (Une réflexion sur l’utilité des devoirs à la maison en primaire (Québec))? Rappelons qu'en France, ils sont officiellement interdits, mais très présents dans la réalité, et qu'ils sont un élément de la relation, parfois difficile, entre les familles et l'école, tout comme l'orientation (Le tâtonnement dans les filières d‘orientation: Une réévaluation des aspirations familiales. (Revue)).
Mais voici pour conclure quelques informations que beaucoup jugeront plutôt rassurantes. Un rapport de l'Inspection générale Jeunesse et Sports confirme que l'Etat est d'autant plus efficace qu'il est proche du terrain, y compris lorsqu'il s'agit de gérer les associations (Associations: un rapport plaide pour une déconcentration "des dispostifs de promotion de la vie associative"). Une agence gouvernementale a publié la "check list" des gestes professionnels lorsqu'il s'agit de donner une place aux familles des enfants placés (Enfants placés: un guide pour déterminer la place des parents). Les tribunaux administratifs confirment que les métiers ne se confondent pas, et que les assistantes maternelles n'ont pas nécessairement les mêmes compétences que les agents spécialisés des écoles maternelles (ATSEM et Assistante maternelle, ce n'est pas la même chose (Conseil d'Etat)). Ils disent aussi que le passage anticipé dans la classe supérieure d'un enfant, même décrit comme surdoué par ses parents, n'est pas de droit: les institutions restent décisionnaires (Le saut de classe n'est pas de droit (Cour d'appel de Marseille)). Enfin, un nouveau sport, le "RollerFootball" est reconnu dans l'académie de Créteil (Le RollerFootball reconnu dans l'académie de Créteil). Il semble que l'on tape beaucoup plus civilement dans un ballon quand on est sur roulettes…
PS: Comme annoncé, cette lettre sera bientôt payante: 100 €/an pour les lecteurs qui peuvent se faire rembourser, 50 € / an pour ceux qui n'ont persone à qui adresser la facture. Pouvez-vous demander aux amis à qui vous faites parvenir cette lettre de s'abonner? C'est facile à faire, et sans aucun engagement de leur part, sur le site de ToutEduc, onglet "La Lettre" (ou en cliquant au bas de cette lettre). Ils recevront ainsi en temps voulu le formulaire d'abonnement.