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Le feuilleton (II,7) : Comment "la science" a pris le pouvoir

Paru dans La lettre le vendredi 31 octobre 2025.

Voici un nouvel épisode de notre feuilleton consacré aux "années Blanquer". Après "la maternelle à 3 ans" (ici, ici, ici), la deuxième "saison" est consacrée au "noyau dur" du CSEN, le Conseil scientifique présidé par S. Dehaene et à sa prétention à incarner "la science".  Pour les épisodes précédents voir ici, ici, ici, ici, ici, ici)

Pour conclure cette "saison" du feuilleton, je vous propose une petite chronologie de la montée en puissance du CSEN, le Conseil scientifique créé par Jean-Michel Blanquer. Je dois l'avouer, elle est lacunaire. Les relations du Conseil scientifique de l’Education nationale, présidé par Stanislas Dehaene, et des autres composantes du ministère, notamment la DGESCO (la puissante direction de l’enseignement scolaire), n’ont pas toujours été sereines, mais les éclats qui nous en sont parvenus sont trop assourdis pour qu’on puisse en dresser un état très précis. Et surtout, le CSEN a toujours travaillé à l’abri des regards. Il a invité une fois un journaliste, Denis Peiron, le spécialiste "éducation" de La Croix à l'époque. Il n’a pas renouvelé l’expérience. Personne ne sait comment il gère les oppositions en son sein. Il semblerait en fait qu'il n'y en ait pas, chaque groupe de travail restant dans son domaine, sans interférer avec les autres, d'où un sentiment de manque de cohérence. Nous ne nous intéressons ici qu'au "noyau dur" du Conseil, Stanislas Dehaene, Franck Ramus, Liliane Sprenger-Charolles, Marc Gurgand, Pascal Bressoux, Jérôme Deauvieau, pour autant qu'on en puisse juger de l'extérieur. 

Voici donc quelques balises chronologiques, notées depuis que ToutEduc existe (2009) et a pu repérer les signaux faibles de son histoire.

 En 2010, est lancée dans trois départements de la région lyonnaise le programme PARLER. Selon le site académique, il s'agit de travailler sur les ressources pédagogiques des éditions de la Cigale et de s'appuyer sur les travaux de chercheurs dont Edouard Gentaz, Liliane Sprenger-Charolles, Stanislas Dehaene. A cette occasion, Stanislas Dehaene, Caroline Huron et Liliane Sprenger-Charolles publient "les grands principes de la lecture". Ce qui n'aurait dû être qu'un "document de travail" a été transmis à de très nombreux inspecteurs de l'Education nationale, avec une obligation de confidentialité qui n’a, évidemment, pas été respectée. Le futur CSEN, le conseil scientifique dont Jean-Michel Blanquer a constitué le noyau quand il était recteur de Créteil puis DGESCO, ne tient pas à se mettre en lumière. La fuite de ce document amène une vaste intersyndicale et les mouvements pédagogiques à réagir et à publier une réponse argumentée, exposant ce qui fait pour eux consensus, à savoir l’impossibilité de fonder une pédagogie sur le développement "typique" des enfants. Nous avons vu qu’avec la RAI (la réponse à l’intervention), les difficultés des enfants atypiques ont vocation à être traitées en dehors de la classe. C’est sans doute la principale cause de l’impossibilité du dialogue entre les représentants des enseignants et le CSEN.

En mai 2011, l'association "Agir pour l'école", créée au mois de décembre par Claude Bébéar annonce qu’elle proposera des formations aux enseignants sur les méthodes d’enseignement de la lecture et des mathématiques "préconisées par la recherche".

En février 2012, Stanislas Dehaene donne une interview dans laquelle il explique que "tous les lecteurs disposent de la même architecture cérébrale" et qu’il faut donc "renoncer à l’idée pédagogique, pourtant généreuse, selon laquelle on devrait adapter la méthode d’apprentissage en fonction de chaque enfant".

Après la présidentielle de 2012, Vincent Peillon est ministre de l’Education nationale.

En janvier 2014, S. Dehaene dénonce dans Le Monde ''un scandale", plus des 3/4 des enseignants des zones défavorisées choisissent pour leurs élèves du CP "un manuel de lecture inapproprié, qui fait appel à une méthode mixte". Roland Goigoux (U. de Clermont-Ferrand) lui répond que les études sur lesquelles se fonde le professeur du Collège de France sont de mauvaise qualité. Il vise notamment une enquête menée par Jérôme Deauvieau. Nous avons vu que l’article de J. Deauvieau avait été refusé par toutes les revues scientifiques.

En septembre 2014, Jean-Michel Blanquer (alors directeur de l’ESSEC) publie ""L'Ecole de la vie, pour que chacun puisse réussir" chez Odile Jacob, dans une collection dirigée par Stanislas Dehaene.

En novembre 2016, Najat Vallaud-Belkacem se félicite du succès d’une journée scientifique qui "consacre l'unanimité des chercheurs et des spécialistes". Elle intervenait après que Stanislas Dehaene eut fait la synthèse des interventions.

Après la présidentielle de 2017, Jean-Michel Blanquer revient rue de Grenelle, en tant que ministre.

Au mois de janvier 2018, le ministre installe le "Conseil scientifique de l'Education nationale" présidé par S. Dehaene. Il comprend au total 20 membres (Gérard Berry, Maryse Bianco, Pascal Bressoux, Jérôme Deauvieau, Marc Demeuse, Esther Duflo, Michel Fayol, Étienne Ghys, Marc Gurgand, Caroline Huron, Sid Kouider, Eléna Pasquinelli, Joëlle Proust, Franck Ramus, Patrick Savidan, Nuria Sebastian-Galles, Élizabeth Spelke, Liliane Sprenger-Charolles, Bruno Suchaut, Johannes Ziegler).

Le 1er février 2018, le CSEN organise une "conférence internationale" et S. Dehaene reconnaît la difficulté du "passage du labo à la salle de classe".

Le 12 février, Cédric Villani (médaille Fields) et Charles Torossian (inspecteur général) remettent à Jean-Michel Blanquer leur rapport sur l’enseignement des mathématiques, un domaine qui échappe donc à S. Dehaene et à ses amis.

Le 28 mars, ToutEduc publie une interview exclusive de Franck Ramus qui déplore que trop longtemps, "la politique éducative de la France (ait) été influencée par des gourous murmurant à l’oreille des ministres", des "gens n’étant pas au fait de la recherche internationale". Il ajoute que "la plupart des enseignants-chercheurs français en éducation sont déconnectés de la recherche internationale".

Avril 2018 : Le ministère de l'Education nationale publie "un guide fondé sur l’état de la recherche (…) la plus récente" destiné aux enseignants chargés d' "enseigner la lecture et l’écriture au CP" (ce qu’on appelle le "guide orange"), en même temps que quatre "recommandations pédagogiques" sur l'apprentissage de la lecture, de la grammaire et du vocabulaire, du calcul, et de la résolution de problèmes à l'école élémentaire. Le guide a été élaboré par la DGESCO, et il "a fait l’objet d’une relecture critique de plusieurs membres du Conseil scientifique de l’éducation nationale". Cette formulation donnait à penser que plusieurs membres du Conseil scientifique n'avaient pas été sollicités (notamment Michel Fayol). Jusqu’à quel point cet épisode est-il significatif de tensions entre la DGESCO et le CSEN ? L’administration et le ministre seraient-ils un peu plus volontaristes que les chercheurs du CSEN ?

De l’avis général, le guide est de très mauvaise qualité, il n’est d’ailleurs plus possible de le consulter dans sa première version, il a été l’année suivante amendé "afin de prendre en compte les retours enregistrés à partir d'une année de pratique".

En septembre 2018, publication d’ "Apprendre !", l’occasion pour Stanislas Dehaene de passer en revue ce que l'intelligence artificielle et les sciences cognitives nous ont appris "des processus qui nous permettent de transformer en idées abstraites les messages que nos sens reçoivent du monde extérieur".

En février, 2019, S. Dehaene lance dans Le Monde un "appel à la mobilisation en faveur de l’éducation" à l'occasion du vote en 1ère lecture de la loi "Pour une école de la confiance". C’est pour lui  le moyen de définir le "pré carré" du CSEN qui a trois missions, définir les items des évaluations nationales standardisées, publier des recommandations concernant les méthodes de lecture et les manuels, assurer la transmission aux enseignants "des résultats les plus probants en psychologie et en sciences de l'éducation" .

Le CSEN organise fin mars un congrès international : "Les sciences cognitives dans la salle de classe ?". Kathleen Rastle (Université de Londres) présente les effets bénéfiques en Angleterre de la décision de rendre "la syllabique" obligatoire. Johannes Ziegler présente le jeu Graphogame, qui permet de "déléguer des tâches fastidieuses (de repérage des correspondances lettres - sons) au logiciel", mais il reconnaît que les gains constatés ne sont "pas énormes" (0.2 écart-type) et que certains enfants sont "résistants à l’intervention" (il semblerait que le jeu soit bénéfique pour les enfants dyslexiques)

Septembre 2019. Édouard Gentaz (U. de Genève, figure éminente des sciences cognitives) critique très durement les fondements scientifiques de la politique de Jean-Michel Blanquer dans une tribune publiée par les Cahiers pédagogiques. Il met surtout en évidence un possible conflit d’intérêt non déclaré : certains éléments du "guide orange" ressemblent "beaucoup" au contenu du manuel "Je lis, j’écris" (Reichstadt, Terrail, Krick, éditions les lettres bleues). 

En janvier 2020, S. Dehaene publie "La science au service de l’école" chez Odile Jacob. Il y vante "une approche rationnelle, dépourvue d'idéologie".

Mai 2020. Le CSEN publie des recommandations qui s'apparentent à un cours de pédagogie générale ("de nombreuses recherches ont montré que le cours magistral n’est pas optimal"). Elles sont étayées par de nombreuses références à la littérature scientifique, presque exclusivement anglo-saxonnes.

Septembre 2020. Après l'échec de PARLER, Jean-Michel Blanquer annonce l'expérimentation dans 10 départements d'une méthode de lecture mise au point dans le cadre du "Plan Lecture" parisien (ici) par une IEN, Isabelle Goubier avec trois conseillères pédagogiques, et s'appuie sur le "guide orange" et sur les travaux du CSEN, mais semble-t-il sans le consulter (en privé, certains de ses membres le critiquent d'ailleurs). 

Décembre 2020. Le CSEN organise un colloque, "Quels professeurs au XXIe siècle ?" qui lui permet d'insister sur l'importance pour les élèves des compétences socio-comportementales, de l’apprentissage coopératif et du travail en groupe, la plupart des conclusions auraient pu être signées par P. Meirieu, pourtant la bête noire de la plupart des membres du Conseil.

Avril 2021. Le CSEN est profondément remanié. Huit de ses membres le quittent, ou en sont exclus bien malgré eux parfois (Gérard Berry, Maryse Bianco, Esther Duflo, Michel Fayol, Sid Kouider, Patrick Savidan, Nuria Sebastian-Galles, Bruno Suchaut). Les chercheurs qui le rejoignent en sont déjà membres de facto. Ce sont Yann Algan, Gérald Bronner, Anne Christophe, Rodolphe Durand, Éric Guilyardi, Pascal Huguet, Élise Huillery, Véronique Izard, Stéphanie Mazza, Luc Ria, Emmanuel Sander.

Juin 2021. Cassandra Potier-Watkins et Stanislas Dehaene répondent à une dépêche de ToutEduc qui mettait en cause le caractère bénéfique du jeu Kalulu qu'il et elle ont mis au point et évalué. Ils écrivent que "les enfants qui ont utilisé l'application de lecture (en grande section) ont significativement amélioré leur connaissance des correspondances graphème-phonème", mais qu' "une fois que les enfants ont commencé l'apprentissage formel de la lecture au CP, ce bénéfice a disparu", et que cet apprentissage précoce pourrait même avoir des effets négatifs. Leur réponse confirme donc nos informations. 

Novembre 2021. Le CSEN vante les mérites des évaluations de CP-CE1 qu'il a construites. Se félicite-t-il lui-même faute de soutiens parmi les chercheurs extérieurs au Conseil ? ToutEduc n'a pas trouvé de publlications indépendantes qui en fasse l'éloge, peut-être faute d'avoir mal cherché.

Juin 2022. Après que Jean-Michel Blanquer a quitté le ministère, Stanislas Dehaene rappelle l'existence du CSEN aux enseignants, il demande aux recteurs et aux DASEN "de diffuser largement" une lettre intitulée "Le Passeur" (publiée par Réseau Canopé) destinée à faire connaître (aux enseignants, inspecteurs et cadres) les travaux et les propositions du Conseil. Deux numéros du "Passeur" semblent marquer une volonté du CSEN de "mettre de l'eau dans son vin" lorsqu'il reconnaît que "l'enseignement explicite n'est pas une panacée" ou qu'il vante les mérites pour l'enseignement des mathématiques de la collaboration plutôt que de la compétition. Mais ce n'est là qu'une interprétation toute personnelle. 

Novembre 2022. E. Gentaz condamne dans un ouvrage les illusions des apports des neurosciences en éducation pour réconcilier pédagogues et cognitivistes.

Novembre 2022. Cherchant à apporter un point de vue scientifique sur la "méditation de pleine conscience", le CSEN préconise plutôt de modifier l’organisation du système scolaire et promeut "les compétences socio-émotionnelles, les climats de classes positifs et moins répressifs". Il semble prendre conscience de la réalité des classes. 

Octobre 2023. Gabriel Attal lance le "choc des savoirs" et annonce la mise en place d'une mission "exigence des savoirs" qui "formulera des propositions afin d'accroître le niveau des élèves de la maternelle au lycée. Celle-ci comprend quatre recteurs, le/la DGESCO, le/la chef(fe) de l'inspection générale et le président de CSEN.

Décembre 2023. Le ministre annonce que cette mission "exigence des savoirs" sera chargée de procéder à la labellisation des manuels scolaires, ce qui donne à S. Dehaene un droit de regard sur la production éditoriale. 

Mai 2023. J. Deauvieau et P. Gioia sont invités par S. Dehaene au Collège de France pour y faire la démonstration de la supériorité de la "syllabique" (de la "phonique synthétique").

Septembre 2023. Les mauvais résultats des élèves de 6ème en mathématiques lors de l'évaluation nationale donnent l'occasion au CSEN de demander au politique "une action énergique" et urgente, et donc de reprendre la main sur un domaine qui semblait lui avoir, pour partie, échappé. Il a toutefois la main sur les évaluations nationales qui servent de repère pour de nombreux enseignants. 

Novembre 2023. Anne Genetet lance le 2ème acte du "Choc des savoirs" qui prévoit notamment de nouveaux programmes et la labellisation des manuels. 

Novembre 2023. Roland Goigoux publie sur Médiapart un réquisitoire contre la syllabique pure que le ministère tente d'imposer 

Mars 2024. Plusieurs dispositions du "choc des savoirs" vont à l'encontre des préconisations du CSEN. Trois de ses membres démissionnent, les autres se taisent.

Juillet 2024. Le Conseil scientifique de l'Education nationale fait l'éloge de la pédagogie coopérative, ce qui va, au moins pour partie, à l'encontre de ce qu'il a préconisé jusque là (même si la méthode "explicite" préconise des moments coopératifs, mais dans un cadre rigide). Carlo Barone, Ariane Baye, Séverine Erhel, Fanny Landaud, Anna Potocki, Louis-André Vallet le rejoignent.

Novembre 2024. Franck Ramus est invité aux rencontres nationales de la Ligue d'enseignement, ce qui pourrait témoigner d'une "normalisation" des rapports entre le CSEN et l'éducation populaire, attachée aux pédagogies coopératives.

Rentrée 2025. La labellisation des manuels scolaires s'est perdue dans les sables. Le CSEN publie, sans faire de publicité, des notes et numéros du "Passeur" mais Elisabeth Borne, qui a succédé à Anne Genetet, ne semble pas soucieuse d'en assurer la promotion. 

Que fera Edouard Geffray de ce Conseil ? 

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