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Cassandra Potier-Watkins et Stanislas Dehaene répondent à ToutEduc

Paru dans Scolaire le mercredi 23 juin 2021.

Cassandra Potier-Watkins et Stanislas Dehaene nous ont adressé cette tribune, sous le titre "Lire et comprendre la démarche scientifique avant de critiquer, Réponse à Pascal Bouchard", que nous publions bien volontiers. Ils réagissent à notre dépêche du 2 juin (ici) et à notre éditorial du 9 juin (ici). Ces textes sont "en clair" et accessibles à tous.

"Notre laboratoire UNICOG (Unité de Neuro-Imagerie Cognitive, INSERM, CEA, Université de Paris-Saclay) s'intéresse depuis longtemps à la compréhension de la manière dont le cerveau apprend à lire. C’est un domaine dans lequel la littérature scientifique est considérable et convergente. Des dizaines d’articles, publiés sur plusieurs décennies, en France comme dans d’autres pays, convergent et soutiennent le modèle simple de la lecture, qui indique qu’en première approximation, la compréhension en lecture est le résultat conjoint de (1) la capacité de décoder les mots écrits, par le biais de leurs correspondances graphème-phonème (2) l’étendue du vocabulaire et de la compréhension du français oral.

Ces résultats sont expliqués en quelques paragraphes très accessibles dans la publication du Conseil scientifique de l’éducation nationale « Pédagogies et manuels de lecture : comment choisir ? » disponible sur le site du CSEN (ici). Des études randomisées (3) et observationnelles (4) indiquent que les progrès des élèves sont plus rapides lorsqu’ils bénéficient, dès le début du CP, d’un enseignement rapide et intense de nombreuses correspondances graphème-phonème.

Si ces résultats semblent définitivement acquis, la recherche scientifique continue d’être indispensable pour mieux comprendre comment mettre en pratique ces résultats, développer du matériel pédagogique fondé sur ces recherches, et affiner notre connaissance de ce qui fonctionne sur le terrain. C’est l'un des objectifs de notre laboratoire: mettre en place un cycle qui part de la recherche, propose de nouveaux outils pédagogiques, les met à l’épreuve dans les classes, et les modifie en fonction des résultats obtenus, afin de converger vers des outils de qualité, bien éprouvés, et disponibles gratuitement pour tous.

Tel est notre objectif, telle est également la vision que partagent les scientifiques du CSEN qui ont accepté, pro bono, de conseiller le ministère de l’éducation nationale sur ces questions. Et bien que notre logiciel d’aide à l’entrée dans la lecture, Kalulu, ne soit pas parfait, nos résultats sont définitivement encourageants et méritent de poursuivre les recherches. Voici ce que nous avons appris.

ELAN, une étude en CP

Les fondements du logiciel Kalulu ont été testés pour la première fois sous le nom « ELAN pour la lecture »(3). Quarante classes de CP ont été recrutées pour participer à une intervention basée sur l'utilisation de tablettes, ainsi que dix classes de CP représentant notre groupe contrôle (classes sans tablettes). Tous les enfants de l'étude ont été testés au début de l'année. Ensuite, les élèves des classes dites d'intervention ont été assignés au hasard, soit à jouer avec « ELAN pour la lecture », soit à jouer à un autre logiciel pour les nombres. Seuls les élèves du contrôle passif (sans tablettes) n'ont pas été randomisés. Tous les élèves ont été à nouveau testés en milieu d'année, avant que les classes d'intervention n’intervertissent leur jeu (ce qu’on appelle un cross-over design), et à nouveau à la fin de l'année.

Les résultats de l'étude ont montré que les élèves qui ont utilisé l'application de lecture pendant la première session ont amélioré leur vitesse de lecture des mots et leur compréhension de la lecture des phrases courtes. De façon notable, les progrès réalisés par les élèves participant à l'intervention en lecture se sont poursuivis jusqu'à la fin de l'année.

Ces résultats encourageants indiquent que les fondements du logiciel sont utiles aux élèves en début de CP. Cependant, les résultats de cette première expérience laissent ouverte une question majeure : pourquoi les élèves qui ont utilisé l'application au cours du premier semestre ont-ils progressé plus que ceux qui l’ont eu au cours du second semestre ? Une réponse possible vient du logiciel lui-même. En effet, cette version du jeu exigeait que l'élève termine chaque leçon avant de passer à la suivante. Ainsi, les enfants qui ont utilisé le jeu au cours de la première partie de l'année ont reçu des jeux plus appropriés à leur niveau, en synchronie avec l'enseignement prodigué en classe, tandis que les enfants de la deuxième session ont reçu des exercices probablement trop faciles pour eux, une simple révision de ce qu’ils avaient déjà appris en classe depuis plusieurs mois.

Kalulu, une étude avec les enfants de grande section

Avec ces idées en tête, et le jeu étant maintenant officiellement appelé Kalulu,, nous avons décidé d'adapter le logiciel et de poser une question nouvelle, moins abordée dans la littérature (voir toutefois la ref. 5) : l'utilisation d’un jeu de connaissance des graphème-phonème, dès la grande section de maternelle, accélère-t-il l’apprentissage ultérieur de la lecture ? En effet, nous ne savons pas grand-chose de l’âge optimal auquel il faudrait enseigner la lecture : le potentiel d’apprentissage est-il présent bien avant le CP ? Ou bien, au contraire, les jeunes enfants ne sont-ils pas prêts à entrer dans la lecture ?

Nous avons utilisé le même plan d’étude croisé, avec la moitié des élèves qui jouaient au logiciel de lecture, et l’autre moitié avec celui de mathématiques, et un changement au milieu de l’année. Toutefois, nous avons à présent effectué une répartition aléatoire des conditions entre classes et non entre élèves (à un instant donné, toute la classe suivait soit le programme lecture, soit le programme maths). Cette méthode nous a été recommandée par les enseignants, afin de les aider à encadrer et à accompagner les progrès des élèves. Là encore, chaque classe disposait de 3 à 8 tablettes et les enfants utilisaient l'application en petits groupes pendant une heure par semaine.

Comme auparavant – mais cette fois-ci en grande section-- nous avons mesuré les performances des élèves au fil de l’année. Nous avons également choisi de suivre les enfants en CP, c’est-à-dire l’année qui suivait notre intervention, pendant laquelle les enfants ne bénéficiaient plus du logiciel. Même si ce type de recherche longitudinale est long et difficile, il est important de la mener. En effet, il n’est pas rare que les avantages précoces ne se maintiennent pas à long terme, une fois que l'intervention n'est plus en place.

Résultats ? Les enfants qui ont utilisé l'application de lecture ont significativement amélioré leur connaissance des correspondances graphème-phonème. Cette fois-ci, cet avantage a été obtenu aussi bien pour les enfants qui ont utilisé l'application lors de la première que lors de la deuxième session. De plus, ils se sont maintenus au début du CP, soit après les vacances et entre 3 et 8 mois après la fin de l’utilisation du jeu de lecture.

Seul bémol, et il est de taille : une fois que les enfants ont commencé l'apprentissage formel de la lecture au CP, ce bénéfice a disparu, en comparaison avec un groupe de contrôle non-randomisé. Sur un test parmi huit, le groupe contrôle faisait même significativement mieux que le groupe témoin.

Bien sûr, nous avons été déçus par ce résultat, mais il s'accompagne de plusieurs mises en garde.

Le groupe de contrôle, non randomisé, n’est pas un excellent point de comparaison. Ce sont des classes qui se sont portées volontaires mais qui ne voulaient pas recevoir de tablettes, peut-être parce que les enseignants se sentaient suffisamment confiants dans leur propre pédagogie. Il n’est donc pas parfaitement apparié avec les deux autres groupes. La comparaison la plus directe est celle des deux groupes d'intervention (lecture d’abord, versus maths d’abord) dont nous savons qu'ils proviennent du même environnement. Cette comparaison, nous le répétons, a montré des résultats positifs.

Plusieurs études ont récemment montré que le rythme de l'apprentissage des correspondances graphème-phonème est important pour l'apprentissage de la lecture. Or les enfants de notre intervention connaissaient déjà beaucoup de correspondances à l’entrée au CP, mais ont rejoint ensuite des classes normales, dont la pédagogie ne tenait pas compte de leur avance. Leurs trois premiers mois de CP ont ainsi été consacrés à réviser ce qu’il savaient déjà, au lieu de maintenir un rythme soutenu d’apprentissage de la lecture. Il est possible que ce décalage dans l'apprentissage ait ralenti leurs progrès.

Il est également possible qu'étant donné leurs moins bons résultats aux tests de début CP, les enseignants aient passé plus de temps à travailler la lecture avec les élèves du groupe contrôle.

Comme notre protocole ne modifiait pas et n'évaluait pas les méthodes utilisées en classe, il nous est impossible de savoir exactement ce qui s’est passé. D’autres études sont nécessaires, comme souvent en sciences. De toutes façons, comme le savent bien les enseignants, il serait illusoire de penser qu’un bref atelier logiciel, quelques jours par semaine, suffise à cimenter la capacité de lecture, et ce n’est pas notre but. L’harmonisation du logiciel avec la pédagogie fournie par l’enseignant est certainement essentielle, et c’est pourquoi nous travaillons à présent sur une meilleure intégration du logiciel, du manuel correspondant, et des activités enseignantes, tout au long de l’année de CP.

L’avenir de l’application Kalulu

Si nous recommandons des méthodes fondées sur la recherche, c'est précisément parce que nous savons qu'elles sont basées sur des principes issus des sciences cognitives sur la façon dont le cerveau apprend.

Elles ont été mises à l’épreuve dans des expériences rigoureuses (il est tellement plus facile d’échapper aux critiques en ne mesurant jamais l’effet sur les élèves… comme le font l’immense majorité des éditeurs de manuels ou de logiciels pédagogiques).

Elles sont mis à la disposition du public gratuitement.

Nous maintenons que nos résultats, sans être parfaits, sont très encourageants. Nous continuons à améliorer notre application et à travailler avec les écoles pour les tester. La nouvelle version de Kalulu permettra par exemple aux enseignants de choisir les correspondances graphème-phonème sur lesquelles tel ou tel enfant doit travailler. Bien que cela n'ait pas encore été testé, cela pourrait être un moyen pour les élèves de se concentrer sur les correspondances graphèmes-phonème qu’ils ne maîtrisent pas encore. La récente évaluation de la lecture, menée en début de sixième, montre en effet que l'une des principales difficultés de nombreux élèves, même en 6ème, concerne l’application de règles simples comme « s entre deux voyelles se prononce z » , ou « g suivi d'un e se prononce j », qu’ils semblent n’avoir jamais apprises.

Conclusion

La science n'est pas statique. Elle ne sait pas tout. Elle progresse avec lenteur, par une série d'essais et d'erreurs. Les scientifiques ont l’habitude du doute, et doivent rester humbles devant les résultats, avec une attitude à la fois critique (l’étude est-elle solide?) et auto-critique (mon hypothèse est-elle à rejeter?). Ce doute est une vertu, pas une faiblesse.

Il serait bon que les journalistes prennent l’habitude de lire, de comprendre et de transmettre cette démarche scientifique. Nous comprenons bien qu’il soit tentant, pour appâter le lecteur, de jeter de l’huile sur le feu, de crier au loup, de dénoncer et de pourfendre les scientifiques « qui disent blanc et noir »… mais ce n’est ni dans l’intérêt des enseignants, ni dans celui des élèves.“

Bibliographie

1. Castles, A., Rastle, K. & Nation, K. Ending the Reading Wars: Reading Acquisition From Novice to Expert. Psychol Sci Public Interest 19, 5–51 (2018).

2. Hoover, W. A. & Gough, P. B. The simple view of reading. Reading and writing 2, 127–160 (1990).

3. Watkins, C. P., Caporal, J., Merville, C., Kouider, S. & Dehaene, S. Accelerating reading acquisition and boosting comprehension with a cognitive science-based tablet training. Journal of Computers in Education 1–30 (2020).

4. Goigoux, R. Apprendre à lire et à écrire au cours préparatoire : enseignements d’une recherche collective. Revue française de pédagogie 5–6 (2016).

5. Brem, S. et al. Brain sensitivity to print emerges when children learn letter-speech sound correspondences. Proc Natl Acad Sci U S A 107, 7939–44 (2010).

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