Instruction en famille et projet de loi : la mise en garde du Conseil d'Etat
Paru dans Scolaire le jeudi 10 décembre 2020.
La réforme prévue par le Gouvernement "soulève de délicates questions de conformité à la Constitution" notait le Conseil d'Etat dans son avis qui a précédé la rédaction définitive du projet de loi "confortant le respect des principes de la République". Le projet qui a été présenté hier 9 décembre au Conseil des ministres (voir ToutEduc ici) en modifie la logique en soumettant à autorisation l'instruction en famille, au vu d'un ensemble de motifs tellement restrictifs que, au vu des prévisions chiffrées inscrites dans l'étude d'impact, leur nombre pour motifs autres que de santé, de pratiques sportives ou artistiques intenses ou d'itinérance, devrait être proche de zéro. On passe donc d'une interdiction de droit avec dérogation dans la version initiale (ici) à une liberté soumise à autorisation, donc à une interdiction de fait, feront certainement valoir devant le Conseil constitutionnel les partisans de l'instruction en famille. A l'inverse, le Gouvernement pourra faire valoir "l'intérêt supérieur de l'enfant" (ici).
Le Conseil d'Etat considère que "le droit pour les parents de recourir à une instruction des enfants au sein de la famille (...) ne relève pas d’un principe fondamental (...) inclus dans la liberté de l’enseignement". D'ailleurs, "aucune décision du Conseil constitutionnel ne traite spécialement de cette question". Il n'y a donc pas d'objection de principe à sa limitation, même si ce droit été "institué par la loi du 18 mars 1882 et constamment réaffirmé et appliqué depuis".
La Haute juridiction note d'ailleurs que les décisions "relatives à la liberté de l’enseignement" sont "peu nombreuses", mais qu'elle est "qualifiée de principe fondamental". Elle liste les décisions favorables à "l’existence même de l’enseignement privé", notamment une décision de 2017 qui précise que le principe de la liberté de l’enseignement "implique la possibilité de créer des établissements d’enseignement, y compris hors de tout contrat conclu avec l’Etat, tout comme le droit pour les parents de choisir, pour leurs enfants, des méthodes éducatives alternatives à celles proposées par le système scolaire public, y compris l’instruction au sein de la famille".
Elle estime toutefois que "la suppression du droit de choisir d’instruire un enfant au sein de la famille (...) doit être appréciée au regard de sa nécessité, de son adéquation et de sa proportionnalité au regard des difficultés rencontrées et de l’objectif poursuivi".
Le Conseil d'Etat souligne que le Gouvernement justifie la réforme en "mettant en avant le droit de l’enfant à l’instruction" et donc "la nécessité d’assurer l’instruction complète et effective de l’enfant ainsi que sa sociabilisation", mais aussi en arguant de "l’augmentation sensible et en accélération ces dernières années du nombre d’enfants concernés, avec les difficultés qui en résultent pour l’exercice des contrôles auxquels doivent procéder les services académiques," ainsi que "par les carences de l’instruction dispensée en famille" et "par certaines dérives dans l’utilisation par les parents de ce mode d’instruction, soit qu’elle dissimule le recours à des écoles clandestines, soit qu’elle conduise à mettre en danger la santé psychique de l’enfant".
Mais, fait-il valoir, ces "carences et dérives" ne concernent "qu’une très faible proportion de situations, en tout cas (...) pour celles qui peuvent être qualifiées de graves" et si des difficultés "en termes de moyens, pour les services académiques", peuvent résulter de leur augmentation, celles-ci "ne sont pas de nature à justifier la suppression de (cette) liberté". Il souligne encore que les éléments dont disposait le Conseil d'Etat permettaient "surtout de savoir que (la) réalité est très diverse".
Le Conseil d’Etat estimait donc "qu’en l’état, le projet du Gouvernement ne répond(ait) pas à la condition de proportionnalité", même si le législateur pouvait faire le choix "d’un nouveau resserrement (...), de façon notamment à empêcher que le droit de choisir l’instruction en famille ne soit utilisé pour des raisons propres aux parents, notamment de nature politique ou religieuse, qui ne correspondraient pas à l’intérêt supérieur de l’enfant et à son droit à l’instruction".
Le site du Conseil d'Etat ici