Apprentissage et Formation Professionnelle des jeunes : absence de vision et dopage financier (une tribune de Nasr Allah Lakhsassi)
Paru dans Scolaire le lundi 29 août 2022.
Nasr Allah Lakhsassi, professeur de lycée professionnel et membre du SNUEP-FSU, nous adresse cette tribune, que nous publions bien volontiers. Selon la formule consacrée, ses propos n'engagent que leur auteur.
Les différents dispositifs de financement de l’apprentissage, en particulier les aides exceptionnelles (instaurées en 2020 au profit des employeurs qui embauchent des apprentis) et le coût des contrats d’apprentissage, pèsent fortement sur le budget de l’État. Ils génèrent mécaniquement des effets d’aubaine et ne provoquent aucune évaluation de l’utilisation de l’argent public !
Dans une interview accordée au quotidien économique Les Échos (8 août 2022), Gabriel Attal a annoncé que le ministère de l’Emploi recevra 6,7 milliards d’euros supplémentaires pour financer, en particulier, la "montée en puissance" de l’apprentissage, dans le but d’atteindre le million d’alternants à la fin du quinquennat comme envisagé par Emmanuel Macron.
La réforme Macron-Pénicaud du 5 septembre 2018 a libéralisé l’apprentissage en termes de conditions d’entrée et d’offre de formation. Depuis, le nombre de CFA (centres de formation d’apprentis) a triplé, passant d’un millier à près de 3 000 (Localtis). Aujourd’hui, l’ouverture d’un établissement se fait sur simple déclaration de l’organisme de formation ! Il n’y a aucune limitation en volume au financement des formations ainsi créées, ce qui exacerbe la concurrence et génère des dérapages pédagogiques et financiers.
Rappelons que les dispositifs d’aides et de financement de l’apprentissage sont nombreux pour les employeurs d’apprentis : exonérations fiscales, subventions régionales, coût de contrats financés par France compétences et aides exceptionnelles du plan de relance ! Excusez du peu !
Quelques chiffres :
■ Aides exceptionnelles versées aux employeurs en 2021 : 4,4 Mds d’€.
■ Evolution du budget de l’apprentissage : 5,5 Mds d’€ en 2018, près de 11,3 Md€ en 2021.
■ Répartition des 11,3 Mds en 2021 : aides aux apprentis et aux employeurs (5,7 Mds), coût des contrats et financement des CFA (5,3 Mds) et 0,3 Md pour les Régions (investissement et fonctionnement des CFA).
Coût des contrats
Pour chaque contrat d’apprentissage signé, une somme est attribuée au CFA en fonction d’un niveau de prise en charge (NPEC) fixé par les branches professionnelles ou, à défaut, par l’Etat (sur proposition de France compétences).
Depuis 2020, le financement des CFA repose, non plus sur des subventions régionales et une partie de la taxe d’apprentissage, mais sur un financement au contrat. Ce changement a fait augmenter le coût moyen par apprenti “d'au moins 17 % ”, selon la Cour des Comptes, qui recommande une diminution des niveaux de prise en charge (NPEC). Un rapport du Sénat montre que les dotations dépassent, en moyenne, de 20 % le coût des formations ! Cela a donc amené l’exécutif à réduire les crédits alloués aux CFA : de 5 % à compter du 1er septembre 2022 et encore de 5 % à partir du 1er avril 2023.
Il n’en fallait pas moins pour susciter une levée immédiate de boucliers de la part des organismes de formation ! Malgré le déficit de France compétence et ces études qui montrent la surévaluation des coûts contrats, les présidents de cinq organismes et associations ont adressé une lettre à Emmanuel Macron pour exercer leur lobbying au nom de l’insertion des jeunes.
C’est un leurre de dire que l’apprentissage "facilitera l’entrée des jeunes dans la vie professionnelle", comme c’est un mensonge de le considérer comme un "moyen de lutte contre le chômage des jeunes". Une étude publiée le 17 avril 2020 sur le site de la Chaire "Sécurisation des parcours professionnels" montre qu’un apprenti qui n'a pas été embauché par son employeur à l'issue de sa formation n'aura pas plus de chances qu'un lycéen professionnel de recevoir une proposition d'entretien d'embauche. Ses auteurs, Pierre Cahuc et Jérémy Hervelin, observent qu'augmenter la part des jeunes en apprentissage a des effets très limités sur le chômage des jeunes si cette augmentation ne s’accompagne pas d'une plus grande rétention des apprentis dans leur entreprise de formation. Mais de cela, aucun média n’en fait état !
France compétences : le trou noir
■ En 2022, le déficit financier de France compétences devrait atteindre 5,9 Mds d’€ selon la Cour des comptes au lieu des 3,75 Mds prévus dans son budget initial.
■ Le PLFR 2022 accorde à France compétences une nouvelle subvention exceptionnelle de 2 Mds.
■ Pour la troisième année consécutive, France compétences va devoir recourir à un emprunt pour couvrir une partie du déficit du budget de la formation professionnelle et de l'apprentissage.
Aides exceptionnelle ou unique ?
Créées le 1er juillet 2020 dans le cadre du plan "1 jeune, 1 solution", les aides exceptionnelles accordées aux employeurs d’apprentis ont déjà été prolongées à plusieurs reprises. Prévues au départ jusqu’au 30 juin 2022, elles sont prolongées "au moins jusqu’à la fin de l’année 2022" (Olivier Dussopt 24/05/2022). Ce qui a été confirmé par un décret, publié le 30 juin 2022.
Cette aide exceptionnelle est versée sans condition à toutes les entreprises de moins de 250 salariés effectuant un recrutement en contrat d’apprentissage ou de professionnalisation, quel que soit le niveau de certification visé jusqu’à Bac+5 compris (niveau 7 du RNCP). Les montants "plafonds" de 5 000 et 8 000 euros sont octroyés pour les douze premiers mois du contrat, et sont proratisés pour des durées inférieures à un an. Pour les entreprises de 250 salariés et plus, les aides sont octroyées à la condition qu’elles s’engagent à atteindre un certain seuil compris selon les cas entre 3 % et 5 % de contrats d’alternance ou de contrats favorisant l’insertion professionnelle dans leur effectif.
A noter qu’il s’agit d’une "dérogation temporaire" au montant de l’aide unique aux employeurs d’apprentis, instaurée par la loi du 5 septembre 2021. Cette loi prévoyait le versement de 4 125 euros la première année, 2000 la deuxième et 1200 au-delà le cas échéant, mais uniquement pour les entreprises de moins de 250 salariés embauchant un jeune préparant un diplôme de niveau inférieur ou égal au bac (bac +2 pour les départements et régions d'Outre-mer).
L’abandon de la prime unique au profit de l’aide exceptionnelle sert avant tout à ouvrir l’apprentissage aux niveaux supérieurs et par conséquent à augmenter le nombre d’apprentis. Une manière de faire semblant de lutter contre le chômage des jeunes.
Quelle insertion professionnelle des jeunes ?
Que cela soit pour les nombreux avantages financiers accordés à l’apprentissage (loi Avenir Professionnel) ou les aides exceptionnelles que contient le plan de relance, force est de constater que le gouvernement n’exige aucune garantie ni engagement de la part des entreprises pour éviter de précariser encore plus les emplois des jeunes. Faut-il rappeler qu’en Espagne, par exemple, les primes pour les entreprises sont conditionnées. Ainsi les entreprises espagnoles qui transforment les contrats d’apprentissage en contrats permanents (d’au moins trois ans) bénéficient d’incitations financières (1500 € pour les hommes, 1800 euros pour les femmes) !
Il est évident qu’en France ces aides dites “exceptionnelles” encouragent les employeurs à faire appel à des apprentis "gratuits" ou quasiment gratuits pour leurs entreprises. Cela peut avoir pour conséquence de ne pas embaucher les apprentis actuels en fin de cursus pour les remplacer par de nouveaux apprentis gratuits. Et encore plus grave, de licencier économiquement des travailleurs en CDI et d’en remplacer certains par des apprentis !
Il est grand temps de questionner tout le système à tous les niveaux : pédagogiques, sociaux et financiers. Il est illogique d’afficher l’augmentation du nombre d’apprentis comme objectif, sans tenir compte du contenu et de la nature de la formation, des conditions de travail des apprentis, des ruptures de contrats et bien sûr de la poursuite d’études ou de l’insertion professionnelle.
Quant au déficit du système, il est urgent d’abandonner les aides exceptionnelles de l'État et de revoir les niveaux de prise en charge afin de converger vers les coûts réels des contrats. Et surtout de ne pas procéder au déport des moyens de l’Education nationale vers l’apprentissage.
Il est temps de mener une évaluation sérieuse de tout le système en termes d’ insertion des jeunes, car le seul élément avancé par l’exécutif est l’augmentation du nombre d’apprentis. Quelques sujets imposent pourtant une telle évaluation : la prise en compte des ruptures de contrats ; l’avenir des jeunes inscrits dans des CFA et qui ne trouvent pas de contrats ; la sélection à l’entrée de l’apprentissage et ses conséquences sur les lycées professionnels ; le contrôle de l’offre de formation …
En Nouvelle-Aquitaine, troisième région en nombre d’apprentis, le nouveau modèle pénalise l’est rural de la région, car moins attractif précise la chambre régionale des comptes. Ainsi les nouveaux organismes de formation sont implantés dans des zones urbaines attractives avec des formations de niveaux supérieurs du secteur tertiaire, à faible coût en plateaux techniques !
Une fois encore, ce gouvernement, comme les précédents, passe à côté d’un investissement durable et qui garantit à tous et sans discrimination une formation professionnelle et citoyenne complète qui ne dépende pas des crises économiques. Car dans cette mise en exergue de l’apprentissage comme voie royale pour la formation de nos jeunes, le Lycée professionnel est totalement ignoré !
(Sur l'insertion professionnelle comparée des apprentis et des lycéens, voir aussi ToutEduc ici)