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Lire : une prouesse neuronale ou une résistance existentielle ? (une tribune d'Alain Bentolila)

Paru dans Scolaire le mercredi 07 juillet 2021.

Alain Bentolila (linguiste, Paris-Descartes) nous adresse cette tribune que nous publions bien volontiers

"La revue Science a publié le 11 novembre 2010 les résultats d’une étude menée par une équipe internationale coordonnée par les neuroscientifiques Stanislas Dehaene et Laurent Cohen, impliquant des équipes brésiliennes, portugaises et belges (1). Ces chercheurs ont obtenu pour la première fois des images détaillées de l’impact de l’apprentissage de la lecture sur le cerveau. En comparant l’activité cérébrale d’adultes analphabètes avec celle de personnes alphabétisées durant l’enfance ou à l’âge adulte, ils ont démontré l’emprise importante de la lecture, à la fois sur les aires visuelles du cerveau et sur celles utilisées pour le langage parlé. C’est dans ce cadre que les chercheurs ont essayé de mieux comprendre l’impact de l’apprentissage de la lecture sur le cerveau. Pour cela, ils ont mesuré, par IRM fonctionnelle, l’activité cérébrale d’adultes volontaires, ayant des niveaux divers d’alphabétisation, tandis qu’ils leur présentaient toute une batterie de stimuli : phrases dites et écrites, mots et pseudo-mots prononcés, visages, maisons, objets, damiers, etc. Soixante-trois adultes ont ainsi participé à l’étude : 10 analphabètes, 22 personnes non-scolarisées mais alphabétisées à l’âge adulte et 31 personnes scolarisées depuis l’enfance. La recherche a été menée en parallèle au Portugal et au Brésil, pays dans lesquels, voici quelques dizaines d’années, il était encore relativement fréquent que des enfants ne puissent pas aller à l’école en raison de leur environnement social.

Grâce à ces travaux, les chercheurs apportent des éléments de réponse à la question suivante : comment les aires cérébrales impliquées dans la lecture se transforment-elles sous l’influence de l’éducation ? Les chercheurs ont montré que l’impact de l’alphabétisation est bien plus étendu que les études précédentes ne le laissaient penser. Apprendre à lire augmente les réponses au langage parlé, dans une région du cortex auditif impliquée dans le codage des phonèmes. La lecture induit également une extension des aires du langage et une relation bidirectionnelle entre les réseaux du langage parlé et écrit. Alors que chez un bon lecteur, voir une phrase écrite active l’ensemble des aires du langage parlé et qu’entendre un mot oral permet de réactiver rapidement son code orthographique dans les aires visuelles, chez les personnes qui n’ont pas appris à lire, le traitement du langage est infiniment moins flexible et strictement limité à la modalité auditive. La très grande majorité des effets de l’apprentissage de la lecture sur le cortex sont visibles autant chez les personnes scolarisées dans l’enfance que chez celles qui ont suivi des cours d’alphabétisation à l’âge adulte. Bien entendu, ces dernières n’atteignent que rarement les mêmes performances de lecture, mais cette différence pourrait n’être due qu’à leur moindre entraînement. À performance de lecture égale, il n’existerait pratiquement pas de différence mesurable entre les activations cérébrales des personnes qui ont appris à lire dans l’enfance ou à l’âge adulte. Les circuits de la lecture resteraient donc plastiques tout au long de la vie.

Ce que les scientifiques appellent la plasticité du cerveau permet ainsi à un enfant en apprentissage de développer des circuits pour les dédier à une activité particulière différente de celle qui lui était originellement associée. Ainsi, la lecture développe une aire dédiée à la reconnaissance de la forme visuelle des mots, "cachée" dans la région du cortex occipito-temporal de l’hémisphère gauche. Dans cette région, les circuits neuronaux, conçus pour la reconnaissance des objets et des visages, se recyclent donc pour déchiffrer l’écriture. "Une reconversion lente, partielle et difficile qui éclaire les échecs de certains enfants", explique Stanislas Dehaene. La comparaison du cerveau de personnes alphabétisées avec celui d’autres personnes qui ne savent pas lire a démontré que cette région, mais également certaines aires visuelles et auditives, et leurs connexions, se modifient radicalement au cours de l’apprentissage de la lecture.

Je ne peux que me réjouir que le fait d’apprendre à lire à un enfant ou à un adulte ait des effets positifs sur la plasticité de son cerveau et apporte des bienfaits à son équilibre psychique. Cependant, l’examen attentif des études citées ci-dessus me fait craindre que ces excellents chercheurs n’aient négligé la nature et la qualité des textes lus, en ne considérant que les mécanismes de déchiffrage qu’ils imposent. En d’autres termes, il semble que, pour eux, l’effet produit par la lecture d’un poème de Victor Hugo ou d’un texte scientifique soit le même que celui occasionné par… le déchiffrage du bottin. En s’attachant uniquement aux mécanismes de la lecture, ils semblent négliger totalement le plaisir engendré par une magnifique poésie, la passion suscitée par un récit superbe ou la curiosité assouvie par une explication depuis longtemps attendue. Les spécialistes des neurosciences sont ainsi trop souvent portés à banaliser la relation exceptionnelle qu’un lecteur singulier noue avec un texte singulier parce que le plaisir et la passion ne se distinguent pas lors d’une imagerie cérébrale, non plus que leur degré ne peut être précisément mesuré. Ce qui ne se voit ni ne se mesure n’aurait-il finalement pour eux qu’un intérêt tout relatif ?

Pour tout vous dire, j’avoue ne pas être vraiment ébloui par les images produites par un cerveau en action. Ce "voyeurisme", j’ose le dire, m’indispose ! J’ai l’impression douloureuse de voir réduite à une "trivialité iconique" l’infinie variété des émotions singulières produite par le génie d’un écrivain. Je me refuse donc à réduire les bienfaits de l’apprentissage de la lecture au recyclage de quelques chaînes neuronales ou à l’extension d’une zone cérébrale. Dans la même perspective, le fait que les zones, conçues pour la reconnaissance des objets et des visages, se recyclent pour déchiffrer l’écriture n’a à mon sens qu’un intérêt "géographique". L’essentiel est ailleurs ! L’essentiel, c’est que la lecture et de l’écriture ont fait de l’Homme ce qu’il est ; elles le définissent et le distinguent. Et la seule réponse à la question "Pourquoi les enfants doivent-ils s’emparer de ce magnifique instrument ?" est : "Parce qu’ils sont des petits d’hommes, et non pour développer leurs capacités cérébrales."

Lire et écrire constituèrent la magnifique réponse à la question que les hommes ont mis des centaines de milliers d’années à oser formuler : "QUE SUIS-JE ?" Cette question, qu’ils ont si longtemps tenté d’écarter par la griserie de l’immédiate réaction, n’a pu émerger du plus profond de leur intelligence collective que lorsqu’ils osèrent mettre en mots, en une même affirmation, leur conscience d’être et la certitude de devoir, un jour, n’être plus. C’est dans des mots envoyés au plus loin de lui-même que l’Homme trouva en effet la meilleure défense, le meilleur abri contre la "terreur de la dilution" : "Je suis celui qui lit et qui écrit et qui, en lisant et en écrivant, reçoit la pensée d’un autre et laisse dans son intelligence une trace qui, pour être maladroite et sans réelle beauté, est et sera une preuve tangible de mon existence singulière." S’il est nécessaire que nous nous battions en famille et à l’école pour que nos enfants sachent lire avec émerveillement, c’est afin qu’ils sachent qui ils sont, ce qu’ils sont et, plus essentiellement, afin qu’ils sachent qu’ils sont. Au-delà du développement neuronal, lecture et écriture portent ensemble ce que j’appellerai la "résistance existentielle" .  Lire et écrire sont ainsi absolument indissociables. Comme me le dit un jour Georges Steiner, "lire, c’est répondre fraternellement à l’appel désespéré de l’écriture" ; décrivant ainsi avec bonheur l’alliance sacrée de l’écriture et de la lecture. Et ce sont les termes de cette alliance que nous devons absolument transmettre à nos enfants si l’on veut qu’ils combattent avec conviction la partition et la violence. À la question si essentielle "qui suis-je ?", ils ne répondront pas "je suis celui qui porte les coups et qui laisse ainsi sa marque". La lecture et l’écriture, apprises avec soin, reçues avec émerveillement et pratiquées avec bonheur, leur auront offert une tout autre réponse, sans cesse renouvelée, sans cesse réaffirmée : "Je suis celui qui veut comprendre fraternellement et qui espère désespérément être compris."

(1) S. Dehaene, F. Pegado, L.W. Braga, P. Ventura, G. Nunes Filho, A. Jobert, G. Dehaene-Lambertz, R. Kolinsky, R. Morais, L. Cohen, "How Learning to Read Changes the Cortical Networks for Vision and Language", Science, 2010, 330 (6009), 1359-64.

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