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Assassinat d'un enseignant : les PsyEn ont un rôle à jouer alors que l'Ecole doit lutter contre les manipulations (J-P Bellier)

Paru dans Scolaire le mercredi 21 octobre 2020.

Jean-Pierre Bellier (Inspecteur général honoraire, médiateur académique et maire adjoint à l’éducation - Nanterre) nous adresse cette tribune, que nous publions bien volontiers.

Passé la sidération, passé le sentiment de révolte dont nous sommes tous animés devant la spirale infernale d’une barbarie moyenâgeuse, passé les larmes, l’heure n’est-elle pas venue de s’obliger à une première prise de recul sur le cruel événement de ces derniers jours et la réaction en chaîne dont il résulte ? Non, ici, pour alimenter le débat sur les aberrations du terrorisme islamiste ou sur l’activisme aveugle de ses partisans comme de ses pitoyables exécutants, ni sur l’instrumentalisation dont la religion musulmane est l’objet, encore moins sur les carences de nos services de renseignements… ces quelques lignes n’y suffiraient pas. Mais, derrière les circonstances tragiques de l’assassinat de Samuel Paty, c’est pour nous les conditions dans lesquelles l’Ecole de la République s’est retrouvée au centre d’une mission utopique qu’il est peut-être temps d’interroger : mission utopique, en effet, que d’être mise au défi de contrarier, par l’entremise de « cours » d’éducation morale et civique, à raison de 2 heures par semaine, 33 semaines par an, les post-vérités, faits alternatifs et autres fake news par lesquels les jeunes générations sont, en permanence, chahutées, manipulées. Tous ces catéchismes, s’appuyant des théories complotistes de tous acabits - idéologiques, religieux ou sociaux – sont effet devenus en quelques années une des premières sources de désordres mentaux, si ce n’est de troubles psychotiques, d’un nombre croissant de jeunes scolarisés ou « perdus de vue ». Et ce de la maternelle à l’université.

Les théoriciens de l’intégrisme islamiste ne s’y sont pas trompés. Ils mobilisent désormais une part du « temps de cerveau disponible » d’autant plus récurrent de leurs cibles que le prosélytisme qu’ils pratiquent les installe dans une omniprésence sur les réseaux sociaux comme dans de plus en plus de secteurs propices à la manipulation de masse : quartiers sensibles, écoles privées hors contrat, clubs sportifs etc… Alors, face aux conditions et pressions auxquelles les enseignants sont confrontés dans leur quotidien, comment ne pas déplorer le manque de soutien dont ils sont victimes ? Comment ne pas se dire qu’ils sont parfois jetés dans la fosse aux lions sans armure ? Jamais, depuis le début du 20ème siècle et la fin de la première guerre mondiale, le qualificatif de Hussard de la République n’a été aussi approprié pour désigner la situation dans laquelle l’institution scolaire installe les enseignants de son école. A cet égard, l’enchaînement des événements dont Samuel Paty aura été victime et sur lequel nous ne reviendrons pas ici ne peut que nous inquiéter tant il est en quelque sorte « banal ». Combien d’enseignants du premier comme du second degré se sont-ils retrouvés, d’un cours à l’autre, confrontés à des signaux faibles comportementaux, à des attitudes ou propos susceptibles d’être associés à des formes embryonnaires de radicalisation ! Signaux faibles dont le caractère diffus les rend peu interprétables avec certitude sans observation, investigation ou expertise complémentaire. Au risque, sinon, de les banaliser.

C’est souvent à cet instant que la faiblesse – ou la paresse - du système éducatif apparaît au grand jour : si observation ou expertise complémentaire s’avèrent nécessaire, quelles options s’offrent aux enseignants ? Notre belle Ecole de la République manque singulièrement, à cet égard, de réactivité et d’imagination : sa réponse se limite souvent à une alternative minimaliste : assistance pédagogique ou intervention administrative ; au mieux les deux. Notre propos est ici de signifier le fait que la seule expertise qu’elle sous-estime voire évince, par manque de lucidité, de volontarisme à moins que ce soit par méconnaissance, est celle d’un apport psychologique solide. Tout se passe comme si la dimension psychique des dysfonctionnements de ces jeunes, proies idéales des totalitarismes, était considérée comme accessoire et ne méritait pas la mobilisation des – maigres – effectifs de psychologues de l’éducation nationale !

« Nous avons bouleversé la terre d'une manière si violente que nous avons réveillé la férocité des enfants », écrivait en 2003 Alessandro Baricco dans son célèbre roman "Sans sang". Notre système éducatif n’échappe pas à cet avertissement. Devant ces nouvelles formes de déséquilibres psychiques, qui affectent une part de moins en moins négligeable de jeunes en milieu scolaire, l’Ecole ne peut rester sourde à l’alarme telle qu’elle vient de lui être sonnée au détour de l’événement dramatique de ce funeste vendredi d’octobre. N’en demande-t-on pas trop à nos enseignants, à la fois instruire, former, éduquer, tout ceci sans avoir la possibilité d’être épaulés pour, au moins, comprendre ce qui se passe dans la tête de certains de leurs élèves ? L’intervention, dès l’apparition de signaux faibles dans une classe, d’un psychologue formé à la gestion de crise capable de décrypter un comportement ou une situation critique n’est-elle pas de nature à éviter le pire ? L’histoire de Samuel ne se réécrira pas, nous le pleurerons à jamais. L’emballement des réseaux sociaux, la bêtise humaine auront eu raison de son engagement. Mais ne peut-on pas espérer qu’elle ne se reproduira pas et, qu’à la moindre alerte, place soit donnée à l’écoute, l’expertise, le diagnostic plutôt qu’à la banalisation, la pression voire la condamnation ?

 

 

 

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