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Philippe Meirieu dénonce "la malédiction des certitudes", en éducation notamment (interview exclusive)

Paru dans Scolaire le mardi 25 août 2020.

A l'occasion de la publication de son dernier ouvrage (voir ToutEduc ici), nous avons adressé à Philippe Meirieu quatre questions auxquelles il a répondu par écrit.

ToutEduc : Vous avez titré "Ce que l’école peut encore pour la démocratie" et sous-titré "Deux ou trois choses que je sais (peut-être) sur l’éducation et la pédagogie…". Quel lien faites-vous entre un projet politique, démocratique, et cette modestie épistémologique ?

Philippe Meirieu : Chacun sait bien que les titres sont, in fine, choisis par l’éditeur. Si j’avais eu la décision finale dans ce domaine, je crois que je me serais contenté du sous-titre. Pour autant, je ne regrette pas du tout la configuration finale car la tension entre le titre et le sous-titre renvoie bien à ce qui est, pour moi, au cœur de l’ouvrage : la malédiction des certitudes. Malédiction des certitudes qui transforment le débat démocratique en joutes oratoires vaines, affrontements stériles de toutes sortes, quand ce ne sont pas des violences qui mettent gravement à mal le lien social. Malédiction des certitudes qui envahissent le champ social et paralysent toute recherche sereine de la vérité au profit des "fake news", théories du complot ou dogmes sectaires plus ou moins ésotériques. Malédiction des certitudes promues par les moteurs de recherche commerciaux et l’ensemble des seigneurs du numérique qui imposent la domination de l’attractif définitif sur l’examen critique des hypothèses possibles. Malédiction des certitudes qui verrouillent l’apprentissage chez ces enfants et ces adolescents enkystés dans ce qu’ils croient savoir et qui récusent tout ce qui pourrait les déstabiliser. Malédiction des certitudes, enfin, qui bloquent la recherche, interdit le dialogue nécessaire et fécond entre nos convictions et nos connaissances.

Et, c’est bien pour rouvrir ce dialogue, pour moi d’abord et ceux qui voudront bien me lire ensuite, que j’ai écrit ces pages. Car il me semble que le débat éducatif contemporain s’empêtre dans des conflits de certitudes qui paralysent tout échange authentique. Il faudrait, au contraire, promouvoir un dialogue serein qui exclut complètement des affirmations du genre : "Voilà la vérité scientifique qui doit dicter toute décision…" ! Et, en lieu et place de ce théâtre d’ombres dogmatique qui triomphe aujourd’hui, il faudrait que nous puissions débattre en nous expliquant sur nos finalités ("Voilà ce que je crois nécessaire pour nos enfants…"), nos épistémologies de référence ("Voilà le champ dans lequel je travaille et les données que je recueille…"), nos connaissances stabilisées ("Voilà ce qui me semble acquis à l’heure actuelle…") et nos propositions en matière de prescriptions ("Voilà ce qui me semble souhaitable et doit être mis à l’épreuve…"). Sans cette ouverture aux différentes dimensions de la connaissance en matière éducative, je crains que nous soyons condamnés à des dialogues de sourds sans fin…

Bref, je souhaiterais que nous soyons un peu plus "popperiens", aussi bien dans les débats démocratiques que dans les échanges sur l’éducation, aussi bien dans nos pratiques de citoyens que dans nos pratiques de pédagogues. Que nous soyons un peu plus dans le registre de la recherche et des savoirs authentiques… et un peu moins dans celui du slogan.

ToutEduc : Pourquoi revisiter le panthéon des pédagogues ? Vous l’avez déjà fait, notamment dans un de vos premiers ouvrages, L’Ecole, mode d’emploi, où un écolier, Gianni, passe d’une pédagogie à une autre, et découvre à chaque fois les beautés d’un projet, mais aussi ses limites…

Philippe Meirieu : Ce n’est pas du tout la même perspective ici. Dans L’Ecole, mode d’emploi, j’étais sur une vision à caractère modestement "encyclopédique" et j’utilisais, pour cela, un artefact stylistique : je faisais parler un gamin exclu de l’école qui allait demander à chacune et à chacun ses propositions. Là, je suis plutôt dans un mouvement de "mise à l’épreuve". Les grandes figures de la pédagogie que je convoque ne sont plus présentées selon la logique de "l’exposition", mais, plutôt selon celle de la "découverte". Leurs apports s’agencent à l’intérieur d’un mouvement de recherche de sens et de dialogue avec mes propres engagements. Je tente de montrer en quoi Pestalozzi ou Itard, Freinet ou Montessori, Rousseau ou Jacotot m’ont parlé à un moment donné de mon parcours, m’ont aidé à comprendre telle ou telle dimension essentielle… En fait, je ne regarde pas les pédagogues comme des auteurs d’œuvres sub speciae aeternitatis qu’il suffirait de connaître et d’admirer dans une dimension culturelle (quoique cela ne soit nullement à négliger), mais comme des interlocuteurs, eux-mêmes aux prises avec des contradictions, des problèmes parfois insurmontables… mais, parfois aussi, en prise avec leurs propres démons qui peuvent être les miens. Et je voudrais que mes lecteurs rencontrent ces personnages et soient, à leur tour, ébranlés par leur histoire et leur pensée.

ToutEduc : On sent, à vous lire, que la plume vous démange parfois de répondre sur un ton polémique aux attaques que vous subissez, de la part des anti-pédagogues, ce dont vous avez l’habitude, mais aussi, et c’est plus nouveau, de certains neuroscientifiques et cognitivistes. Quelle attitude avez-vous choisie?

Philippe Meirieu : Je ne crois pas qu’il y ait de polémique dans ce livre. Je suis lassé des polémiques car, dans l’immense majorité des cas, elles s’appuient sur une vision tronquée de mon travail. Et aussi parce que ce qui m’est reproché est souvent le contraire de ce que j’ai défendu. Je crois que, dès ma thèse d’État, en 1983, j’ai été un des opposants les plus farouches aux thèses développées naïvement à partir de la vulgate de l’Éducation nouvelle qui prônaient que "de la coopération spontanée naissent l’harmonie et la vérité". De plus, j’ai tenté, de nombreuses fois, de comprendre en quoi mes adversaires pouvaient avoir raison et défendre des positions légitimes. Mon ami, le regretté Jean-Pierre Astofi, me le reprochait : "Quand je lis la description que tu fais des positions de tes adversaires, j’ai l’impression que tu es presque plus convaincant qu’eux…". Et Luc Cédelle, journaliste au Monde, avec qui j’ai écrit un ouvrage, m’a fait sans doute un des plus beaux compliments possible en affirmant : "C’est Philippe Meirieu qui a formulé les meilleurs arguments contre le pédagogisme"…

En ce qui concerne plus précisément les neuroscientifiques, je n’éprouve plus le besoin de polémiquer avec eux. Je l’ai fait dans mon précédent ouvrage, La Riposte, et dans certains articles… Cela ne me semble plus vraiment nécessaire. D’autant plus que je suis loin de mépriser ou de récuser tous leurs apports. Prenons donc leurs apports pour ce qu’ils sont – des apports parmi d’autres, à côté des apports des sociologues, des historiens, des linguistes, des philosophes, des psychanalystes, des écrivains, etc. – et reposons constamment, obstinément, la question des finalités et celle des modalités grâce au patrimoine pédagogique. Là est la priorité à mes yeux aujourd’hui.

ToutEduc : Pourquoi voulez-vous faire construire aux élèves "un tabouret sans clous ni vis…" ?

Philippe Meirieu : C’est un exemple, bien sûr… éminemment discutable ! Je l’ai découvert par hasard dans une maison d’accueil pour toxicomanes. Le pari des éducateurs y était de tenter de réadapter de jeunes adultes à partir du travail agricole et artisanal. J’y ai observé le travail d’un pensionnaire – qu’on m’avait dit incapable de tenir en place quelques semaines plus tôt – en train de fabriquer un tel tabouret. Je l’ai vu passer un temps infini à choisir des morceaux de bois et à les tailler, à creuser des entailles et à ajuster les différentes pièces, à se tromper et à changer de technique, à aller s’informer auprès de ses camarades et à recommencer, jusqu’à ce que son tabouret tienne debout et soit assez solide… Évidemment, nos élèves ne sont pas des toxicomanes (quoique certains puissent présenter des symptômes d’addiction aux jeux vidéo ou à You Tube !), mais je crois qu’ils ont besoin de se coltiner la matière dans une relation où il faut abandonner la posture de toute-puissance pour "faire avec" la résistance des choses. Il y a là un apprentissage fondateur à l’attention et à la persévérance, mais aussi à ce dialogue entre un sujet et le monde qui structure tout autant l’intelligence que la conscience : en obéissant aux choses, le sujet peut leur commander, ou, mieux, devenir authentiquement créateur, de soi-même et d’une œuvre. En même temps.

Et je suis convaincu que c’est le même processus qui se produit quand un élève est confronté de manière authentique – et non simplement dans des exercices académiques que Freinet nommait "scolastiques" – avec des œuvres de l’esprit, qu’elles soient scientifiques, artistiques, littéraires ou philosophiques. La langue, par exemple, résiste à l’élève avec ses contraintes orthographiques et grammaticales, mais j’ai pu montrer que, justement, l’élève qui savait transformer les contraintes de la langue en ressources pour la pensée pouvait entrer dans les joies de la création littéraire. Il en est de même dans tous les domaines… C’est pourquoi je crois qu’on aurait tout intérêt à se débarrasser, une bonne fois pour toutes, de l’opposition entre le "manuel" et l’ "intellectuel" pour lui substituer l’opposition, autrement plus pertinente en éducation, entre le "travail vrai" et le " travail factice", entre ce que je nomme, après Freinet et quelques autres, la "pédagogie du chef-d’œuvre", d’un côté, et, d’un autre côté, les exercices standardisés, destinés simplement à un classement académique dans ce que Paulo Freire nommait "la pédagogie bancaire". La pédagogie bancaire, sous toutes ses formes, reste encore trop dominante dans l’école et constitue une véritable entrave à une éducation qui, tout à la fois, permette à chacun de "penser par lui-même" et de "construire du commun". La "révolution copernicienne" en pédagogie qu’Édouard Claparède appelait de ses vœux il y a un siècle reste encore largement à faire.

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