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"Apprendre à lire" : la réponse de Liliane Sprenger-Charolles (SUITE) (Exclusif)

Paru dans Scolaire le lundi 01 juillet 2019.

Suite de la réponse de Mme Sprenger-Charolles au "4 pages" de contestation de la politique de J-M Blanquer en matière de lecture.

Lire, apprendre à lire, décodage et compréhension : un bilan de plus de 30 ans de recherche

Que nous disent les recherches sur les relations entre, d’une part, compréhension écrite vs. compréhension orale et décodage en début d’apprentissage de la lecture et, d’autre part, décodage et capacités précoces d’analyse et de discrimination des sons du langage ? Ces recherches permettent-elles de justifier la nécessité d’évaluer et d’entrainer certaines capacités ? Sont-elles en phase avec le développement actuel des sciences cognitives de l’éducation et les travaux des fondateurs français des sciences de l’éducation ? (3).

L’apprentissage de la lecture dépend du système d’écriture

Pour comprendre les problèmes rencontrés par les enfants qui apprennent à lire en français, il faut savoir ce qu’implique cet apprentissage dans une écriture alphabétique. Toutes les écritures transcrivent des unités de la langue orale. Ce qui les différencie, c’est la taille et la nature des unités transcrites : mots ou morphèmes dans les écritures logographiques, syllabes dans les écritures syllabiques et phonèmes dans les écritures alphabétiques. Il y a beaucoup plus d’éléments à mémoriser dans les écritures qui codent des unités de large taille (mot ou morphème), cet apprentissage nécessitant, en conséquence, plusieurs années.

Le problème posé par les écritures alphabétiques s’explique par une autre difficulté : celle d’isoler les phonèmes à l’oral en raison de la coarticulation, les consonnes devant toujours "sonner" avec une voyelle (voir ci-après la section sur le rôle des capacités précoces d’analyse et de discrimination phonémique sur l’apprentissage de la lecture). L’enfant qui apprend à lire dans une écriture alphabétique est donc confronté au fait que les unités de base de ce type d’écriture sont les graphèmes qui codent essentiellement les unités de base de l’oral, les phonèmes (la plus petite unité sans signification de la langue orale qui, dans cette écriture, est transcrite par une graphème, comme ‘t’ pour /t/, ‘ou’ pour /u/ et ‘r’ pour /r/ dans ‘tour’).

La facilité de cet apprentissage doit donc dépendre de la transparence des correspondances graphème-phonème dans la langue cible. C’est ce que de nombreuses études ont montré. Ainsi, ces relations, qui sont plus consistantes en espagnol qu’en français, sont également plus consistantes en français qu’en anglais et, comme attendu, apprendre à lire est plus facile, d’une part, en espagnol qu’en français et, d’autre part, en français qu’en anglais (4).

Deux compétences clefs pour comprendre ce qu’on lit : compréhension orale et décodage

La finalité de la lecture est la compréhension de ce qui est lu. Cependant, une grande partie des difficultés d’apprentissage de la lecture ne provient pas de difficultés de compréhension mais de difficultés de décodage, ce qui s’évalue par la capacité de lire des mots réguliers (comme ‘lire’, ‘table’, ‘route’ ou ‘cheval’) ou des mots inventés (comme ‘vipe’, ‘tople’, ‘toule’ ou ‘chapil’). Lorsque le décodage se déroule de façon quasi-réflexe, la compréhension s’effectue sans effort cognitif apparent et, chez des adultes ayant des capacités de décodage précises et rapides, les corrélations entre compréhension orale et écrite sont très élevées (i.e., ceux qui comprennent bien à l’oral comprennent également bien à l’écrit et vice-versa). En conséquence, l’objectif principal de l’enseignement doit être de permettre à l’enfant de parvenir à comprendre ce qu’il lit de la même façon qu’il comprend ce qu’il entend. Pour atteindre cet objectif, l’enseignement doit l’aider à développer des capacités de décodage rapides et précises.

Deux études françaises récentes (2013 et 2015) (5) ont examiné, en fin de CP, la compréhension écrite ainsi que certaines capacités pouvant l’expliquer (décodage, compréhension de textes, d’énoncés et de mots à l’oral). Les 394 enfants de ces études étaient tous issus de ZEP, ce qui est important dans la mesure où, si 5% des enfants des classes ordinaires présentent des difficultés de lecture, ce taux peut dépasser 25% chez ceux de milieu défavorisé.

Un premier résultat est que, en fin de CP, les élèves comprennent quasi parfaitement des énoncés oraux de 5 à 9 mots et relativement bien les mêmes énoncés présentés à l’écrit (70% des réponses sont correctes). En revanche, le pourcentage des réponses correctes n’est que de 50% pour un texte écrit d’environ 60 mots. 
Parmi les facteurs pouvant intervenir dans la compréhension écrite (comme l’attention, la mémoire…), il est possible d’expliquer 58% des scores dans ce domaine uniquement par les capacités évaluées dans l’étude de 2015. Comme l’indique la figure présentée ci-dessous, le décodage permet de rendre compte de 16% de ces résultats et la compréhension orale de phrases et de mots de 14% (9% pour la compréhension de phrases et 5% pour le vocabulaire). Ces résultats confirment ceux généralement relevés à ce niveau scolaire (6).

Dans cette étude, les enfants ont été séparés en 3 groupes en fonction de leur niveau de décodage : bon, moyen ou faible. Deux résultats sont à souligner. D’une part, la hiérarchie des scores en compréhension écrite suit celle des scores en décodage : ils sont plus faibles chez les "faibles décodeurs" que chez les "décodeurs moyens" et plus faibles chez ces derniers que chez les "bons décodeurs". D’autre part, sur les 63 "bons décodeurs", il n’y a aucun "faible compreneur", et moins de 10 de ces enfants ont des scores de compréhension écrite qui ne sont que moyens. De plus (cf. la figure ci-dessous), la compréhension écrite est surtout expliquée par la compréhension orale chez ces bons décodeurs, alors qu’elle l’est surtout par le niveau de décodage chez les faibles décodeurs.

 

 

Trois capacités (décodage, compréhension orale de phrases et de mots) sont donc nécessaires pour que les enfants arrivent à comprendre ce qu’ils lisent. Leur évaluation peut aider les enseignants à mieux repérer les enfants ayant des difficultés dans ces domaines et, en fonction des résultats, de leur proposer des exercices personnalisés.

Rôle des capacités précoces d’analyse et de discrimination phonémique sur l’apprentissage de la lecture

Une autre difficulté de l’apprentissage de la lecture dans une écriture alphabétique provient du fait que le phonème ne peut pas se prononcer en isolat à l’intérieur d’une syllabe : ainsi, le mot ‘tour’ est prononcé d’un seul coup, sans qu’il soit possible de distinguer clairement /t/ de /u/ et /u/ de /r/. Or, pour apprendre à lire dans une écriture alphabétique, il faut pouvoir mettre en relation chaque graphème avec le phonème correspondant et donc être capable de découper les mots oraux en phonèmes, ce qui implique de bonnes capacités d’analyse phonémique. Ces capacités peuvent être évaluées à l’aide d’épreuves de suppression – ou de comptage – de phonèmes, épreuves qui doivent, pour éviter des confusions avec la manipulation de syllabes, n’utiliser que des mots monosyllabiques (par exemple : qu’est-ce qui reste du mot ‘tour’ quand tu as mangé son début’ ou ‘combien de sons différents tu entends dans le mot ‘tour’ ?).

Pour pouvoir associer les graphèmes avec les phonèmes correspondants, il faut également avoir de bonnes capacités de discrimination phonémique, capacités qui peuvent être évaluées par la comparaison d’items qui ne diffèrent que par un phonème (par exemple, est-ce que ‘pour’ et ‘tour’, c’est pareil ou différent ?). Ces capacités sont nécessaires non seulement pour lire mais aussi pour parler à l’inverse des capacités d’analyse phonémique (les seules à être le plus souvent examinées dans les études sur l’apprentissage de la lecture), qui ne sont nécessaires que pour apprendre à lire. 
L’enfant qui a de bonnes capacités d’analyse phonémique avant l’apprentissage de la lecture devrait donc plus facilement apprendre à lire que celui qui a des capacités faibles dans ce domaine. Pour tester cette hypothèse, on peut examiner, avant l’apprentissage de la lecture, les capacités d’analyse phonémique et syllabique, et évaluer l’impact des capacités phonémiques, par rapport à celui des capacités syllabiques, sur la réussite ultérieure en lecture. On peut aussi entrainer les capacités phonémiques, et vérifier l’impact des entrainements sur le niveau ultérieur en lecture.
On dispose de plusieurs synthèses qui ont pris en compte les études ayant évalué, dès l’âge de 5 ans (voire à 4 ans), le poids sur le niveau ultérieur en lecture des capacités de pré-lecture et de celles d’analyse au niveau des phonèmes ou des syllabes, par exemple. D’autres synthèses ont pris en compte les études qui, en milieu scolaire, ont entrainé les capacités phonologiques (phonème ou syllabe) et ont examiné les effets de ces entrainements sur le niveau ultérieur en lecture (8).

Quel est l’impact des capacités précoces d’analyse et de discrimination phonémique sur le niveau ultérieur en lecture ? Les synthèses sur les relations entre prédicteurs précoces de l’apprentissage de la lecture (à 5 ans, voire à 4 ans) et scores ultérieurs en lecture (1ère ou 2nd année du primaire) indiquent que les capacités précoces d’analyse phonémique permettent de pronostiquer le futur niveau de lecture des enfants, même quand il est tenu compte de leur niveau de pré-lecture. Le même constat ressort d’une étude française, dans laquelle 85 enfants ont été suivis du début de la grande section à la fin du CE1 (9). Cette étude signale en plus que les capacités précoces de discrimination phonémique permettent elles aussi de pronostiquer le devenir en lecture des enfants. Une autre étude française (10) signale que les capacités d’analyse morphologique précoces (mettre un mot au féminin, comprendre qu’une ‘maisonnette’ est une petite maison…), influencent la réussite ultérieure en lecture, le poids de cette capacité sur la lecture, faible au début, augmentant dans le temps alors que diminue celui de la capacité d’analyse phonémique.

Quel impact ont les entrainements des capacités d’analyse ou de discrimination phonémique sur le niveau ultérieur en lecture ? Les résultats des études dans ce domaine montrent tout d’abord que, pour être efficaces, les entrainements doivent être explicites, très structurés, et s’effectuer en petits groupes homogènes, les séquences, de courte durée (20 à 30 minutes), devant se répéter plusieurs fois dans une même semaine pendant un ou deux mois. Ils montrent également que les capacités phonémiques peuvent être entrainées très tôt, dès la MSM, tout au moins à ce niveau avec des épreuves de discrimination phonémique (11). Ces études indiquent aussi que les entrainements les plus efficaces sont ceux dans lesquels le travail sur les phonèmes s’effectue avec le support écrit des lettres qui leur correspondent ou quand il est associé à des exercices d’exploration visuelle et tactile des lettres. Ce type d’entrainement multisensoriel, intégrant simultanément des tâches orales, visuelles et tactiles, semble particulièrement bénéfique en lecture-décodage pour les enfants de milieu défavorisé (12).

Les méthodes les plus efficaces pour apprendre à lire dans une écriture alphabétique

Il ressort des études que, parmi les méthodes d’apprentissage de la lecture, celles qui utilisent les relations graphème-phonème de façon précoce, systématique et intensive sont les plus efficaces (13). Elles permettent en effet aux élèves de faire des progrès plus importants à la fois en décodage et en compréhension que d’autres méthodes. Ce fait a été illustré il y a environ 20 ans par deux études francophones (14) qui ont évalué les effets de deux méthodes radicalement différentes sur l’apprentissage de la lecture : une méthode phonique et une méthode idéovisuelle, cette dernière rejetant tout enseignement des correspondances graphème-phonème, le recours à une procédure phonologique étant supposé ralentir la vitesse de lecture et, en conséquence, empêcher la compréhension. L’hypothèse de ces études était donc que scores en lecture des enfants ayant bénéficié d’un enseignement idéovisuel seront supérieurs à ceux des enfants ayant eu un enseignement phonique, surtout pour la compréhension.

Un de ces études a été conduite auprès de 450 enfants scolarisés dans 25 classes de 2ème primaire de 12 écoles francophones de l’agglomération bruxelloise. Pour ne pas défavoriser les élèves ayant appris à lire avec une méthode idéovisuelle, les auteurs ont utilisé des épreuves de lecture silencieuse, les enseignants pratiquant ce type de méthode n’ayant que peu recours à la lecture à haute voix.

Il ressort tout d’abord de cette étude que, en plus des méthodes d’enseignement, les facteurs associés à la réussite en lecture sont la langue parlée à la maison et les compétences linguistiques des enfants, facteurs qui n’ont pas la même incidence sur les capacités de décodage et celles de compréhension. Ainsi, les enfants qui ne parlent pas le français à la maison comprennent moins bien ce qu’ils lisent, alors que leurs capacités de décodage sont similaires à celles d’enfants dont la langue maternelle est le français. En revanche, les compétences linguistiques (vocabulaire, capacités syntaxiques) interviennent dans la réussite au test de compréhension écrite alors qu’elles n’influencent pas de manière significative les capacités de décodage.

Ces résultats rejoignent ceux d’une méta-analyse sur l’apprentissage de la lecture chez des enfants ayant appris à lire dans une langue seconde. Trois autres faits notoires, qui ressortent bien de la figure 2, sont à signaler:

- la méthode phonique ne favorise pas le décodage au détriment de la compréhension,

- la méthode globale ne favorise pas la compréhension au détriment du décodage,

- quel que soit le milieu social des élèves, l’approche phonique est la plus efficace.

En outre, les résultats des enfants ayant bénéficié de cette approche sont non seulement plus élevés mais également plus homogènes que ceux des enfants ayant bénéficié de l’approche idéovisuelle. Ainsi, dans le test de compréhension écrite, près de 50% des enfants exposés à la méthode idéovisuelle ont des résultats faibles (inférieurs au percentile 25) et seulement 10% de très bons scores (supérieurs au percentile 75). Sur la même base, et dans la même épreuve, 20% des enfants exposés à la méthode phonique ont de très bons scores, et seulement 10% des scores faibles. Une autre étude effectuée en France, qui a reproduit ces résultats, souligne que l’approche idéovisuelle, qui n’accorde, à l’école maternelle, aucune place à la découverte du principe alphabétique et qui exclut, à l’école primaire, tout enseignement explicite des correspondances graphème-phonème, pénalise plus fortement les élèves de milieu socio-économique défavorisé (16).

On objectera que l’approche idéovisuelle n’est plus utilisée par les enseignants français. Certaines études permettent toutefois de penser que, au moins pendant une très large partie du premier trimestre, de nombreux enseignants de notre pays n’enseignent pas (ou pas assez), les relations graphème-phonème (17).

La suite et fin du texte de Liliane Sprenger-Charolles ici

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