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Liliane Sprenger-Charolles : le très fort malaise des enseignants (interview exclusive)

Paru dans Scolaire le lundi 01 juillet 2019.

Sollicitée par ToutEduc, Liliane Sprenger-Charolles a réagi à la publication par les principales organisations syndicales d'un "quatre pages" dénonçant la pédagogie de la lecture "recommandée" par Jean-Michel Blanquer. Outre une réponse scientifiquement argumentée (voir ici) , la chercheuse (CNRS, membre du Conseil scientifique de l'Education nationale), évoque le contexte de cette controverse et la commente.

ToutEduc : Vous contestez sur le fond cette publication, mais ne vaut-elle pas aussi par sa forme ? Il est inédit, à notre connaissance, que des organisations publient ainsi une critique collective d'orientations pédagogiques. Le "4 pages" porte certes sur des questions d'ordre scientifique, mais au moins autant sur "la conception verticale, autoritariste" que le ministre aurait de l'enseignant.

Liliane Sprenger-Charolles : Détrompez-vous, c'est déjà arrivé en 2007, en réaction à la politique de Gilles de Robien. Mais au-delà, il faut évoquer le contexte actuel. Ce que dit ce "4 pages", c'est ce qui est perçu par des enseignants qui ne sont pas à l'aise face aux élèves en difficulté. On peut même parler d'un très fort malaise qu'ils ressentent. Les discours qu'ils reçoivent vont à hue et à dia ; prennent la parole et s'autoproclament spécialistes des personnes qui n'ont aucune qualité pour le faire, et auxquelles les médias tendent parfois leurs micros ou ouvrent leurs pages sans distinction.

Il faudrait pouvoir se référer aux chercheurs sérieux, qui bénéficient d'une reconnaissance internationale. Le problème est que, pour avoir cette reconnaissance, il faut publier en anglais dans des revues scientifiques de plus en plus exigeantes et, indépendamment de la langue, le contenu des articles est de moins en moins compréhensible pour des non-spécialistes... et même parfois pour les spécialistes. Dans ces conditions comment vulgariser ?

ToutEduc : Peut-on faire confiance à la science ?

Liliane Sprenger-Charolles : Oui, dans les limites qui sont les siennes. La littérature mondiale sur la lecture (y compris les études avec des enfants français) montre par exemple qu'on peut expliquer une large partie des différences dans l'acquisition des compétences impliquées dans la compréhension de la langue écrite par les compétences en compréhension orale et en décodage, mais que d'autres facteurs expliquant ces différences nous échappent. Il faut aussi faire attention aux statistiques et à leur présentation. Une moyenne n'a pas la même signification dans une classe où la plupart des élèves ont entre 6 et 14 et une classe où la moitié des élèves ont entre 3 et 8 et l'autre moitié entre 17 et 20.

ToutEduc : D'où viennent les travaux sur lesquels se fondent le CSEN pour publier ses analyses, sur les manuels scolaires ou sur les évaluations (ici, ici)

Liliane Sprenger-Charolles : Les travaux qui permettent de soutenir les préconisations du CSEN ne sont, pour certains, pas nouveaux. Ils trouvent en France leur origine dans une demande de Jack Lang en 1992. Alors ministre de l'Education nationale, il avait compris que nous disposions de très peu de recherches en France, et nous avons organisé un colloque avec les anglais qui étaient beaucoup plus avancés que nous (cf. les  Actes de la Villette: Lecture - écriture / Aquisition, publié en 1992 avec, entre autres, Michel Fayol).

ToutEduc : Vous écrivez "comment un ministère qui s’appuie sur les travaux sur l’apprentissage de la lecture-écriture des membres de son CS qui sont des spécialistes de ce domaine reconnus internationalement (...), pourrait-il être à ce point dans l’erreur ?", comme le disent les signataires de ce document syndicalo-pédagogique. Mais le ministre s'appuie-t-il sur vous ? Certains membres du CSEN avaient relu le "Guide orange", il n'est pas indiqué que ce soit le cas des recommandations pour la maternelle, récemment publiées.

Liliane Sprenger-Charolles
: Ça met du temps de faire passer les messages. Mais vous avez vu que les évaluations de CP ont évolué entre 2017 et 2018, pour donner plus d'importance à la compréhension du langage ...

ToutEduc : Finalement, où est désaccord avec le "4 pages" ?

Liliane Sprenger-Charolles
: Les auteurs ne semblent pas avoir compris qu'il n'est pas possible de travailler la compréhension de l'écrit avant d'avoir acquis des automatismes de décodage. Tant que les enfants n'ont pas acquis ces automatismes, il faut leur lire des histoires. Il est en outre souhaitable de s’appuyer sur des récits parce que ce type de texte, quand il est lu plusieurs fois par le maitre, permet de construire une mémoire collective et, de ce fait, une culture collective [Bruner, 2002]. Ces relectures permettent aussi de familiariser les élèves avec les spécificités du langage écrit. Bien entendu, la compréhension doit, en plus, être travaillée sur d’autres supports écrits. Elle doit également être travaillée à l’oral à partir de différentes situations de communication, incluant des échanges à propos de la compréhension des textes lus par l’enseignant

ToutEduc : N'est-ce pas là qu'est le noeud du problème ? Qu'appelez-vous "avoir acquis des automatismes" ? Est-ce avoir assimilé toutes les correspondances graphèmes-phonèmes ?

Liliane Sprenger-Charolles
: Non. C'est l'affaire des trois premiers mois de CP pour une bonne partie des élèves qui ont alors acquis le minimum leur permettant de lire et de comprendre des énoncés courts. Un musicien débutant n'a pas immédiatement, au vu d'une partition, la mélodie en tête, mais sa lecture de cette partition, tout comme celle de nombreuses partitions similaires, va progressivement s'automatiser...

ToutEduc : C'est peut-être un détail dans votre texte, mais vous écrivez que le français se situe entre l'anglais et l'espagnol en termes d'irrégularité de la correspondance graphèmes-phonèmes. Mais le français est beaucoup plus compliqué que l'anglais du fait des marques grammaticales muettes...

Liliane Sprenger-Charolles
: La correspondance graphème-phonème est beaucoup plus instable en anglais qu'en français, alors qu'elle est plus consistante en espagnol. En conséquence, apprendre à lire est plus facile en espagnol qu'en français, et en français qu'en anglais. Toutefois chaque langue a ses spécificités dont il faut tenir compte dans les apprentissages et on ne peut pas transposer une méthode d'une langue pour une autre sans tenir compte des différences interlinguistiques: par exemple, les anglophones utilisent beaucoup les nursery rhymes dans les premières étapes de l'apprentissage de la lecture, ce qui s'explique par le fait que la prononciation des voyelles, dans cette langue (mais pas en français), dépend fortement des consonnes qui suivent (night, sight, light,night; big, pig...).

Propos recueillis par P. Bouchard, relus par Liliane Sprenger-Charolles

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