Scolaire » Actualité

EN CLAIR Quelle philosophie pour l'éducation ? Un entretien exclusif avec Jean-Michel Blanquer

Paru dans Scolaire le dimanche 26 août 2018.

Quel sens le ministre de l'Education nationale donne-t-il à son action ? Les débats sur chacune des mesures qu'il a prises ne jouent-ils pas le rôle de l'arbre qui cache la forêt ? ToutEduc a proposé à Jean-Michel Blanquer une interview sur sa philosophie de l'Ecole et de l'action politique avec trois thèmes, les finalités du système scolaire, la conduite du changement et la prise de risque. Voici la transcription des propos du ministre que leur densité nous amène à vous proposer sur toute leur longueur.

ToutEduc : A quoi sert d'aller à l'école ?

Jean-Michel Blanquer : On peut donner plusieurs définitions de l'école, mais je dirais qu'elle sert à donner un bon départ dans la vie, à donner progressivement à l'enfant et à l'adolescent les moyens de se développer, de s'émanciper, de faire des choix, grâce à la structuration et à la culture qu'on lui a données. J'ai toujours mis un signe égal entre éducation et liberté.

ToutEduc : Est-ce une évidence ? Le savoir n'empêche pas les choix aberrants. Heidegger était un très grand philosophe et un nazi...

Jean-Michel Blanquer : On peut tout à fait montrer les limites du progrès scientifique, les limites de l'éducation, raisonner par des contre-exemples, montrer que telle sophistication de la culture n'a pas empêché la barbarie. Ca ne démontre pas que l'inverse ferait échapper à l'obscurantisme ou à la barbarie. Le XXème siècle nous a amenés à un certain relativisme par rapport aux notions de progrès et donc d'éducation, puisque les deux vont fortement ensemble, que l'éducation est synonyme de progrès pour l'individu et la société. Il serait paradoxal, au nom des dérapages du XXème siècle et de ce relativisme, de choisir l'ignorance qui nous amènerait à quelque chose de similaire ou de pire.

Si on se place du point de vue de la société, on peut mettre aussi un signe égal entre éducation et justice. L'éducation joue un rôle central pour la justice sociale, pour tout le monde, et a priori pour ceux qui ont le moins d'atouts personnels du fait de leur contexte familial. C'est un point clé, à la base de la philosophie politique de ce gouvernement, avec les CP à 12, la scolarité obligatoire à trois ans, et une attention particulière aux élèves et aux territoires les plus défavorisés. On pourrait élaborer une théorie de la justice à partir de l'éducation, d'autant que l'éducation est un bien immatériel, qui a la vertu de pouvoir se démultiplier. Du fait des nouveaux moyens de communication, il n'est pas caractérisé par la rareté. Le XXIème siècle nous fait rentrer dans des logiques nouvelles sur la place de l'éducation dans la société.

ToutEduc : Ne vous situez-vous pas dans une perspective de transmission des connaissances aux dépens de l'éducation aux relations sociales ? C'est en tout cas un sujet dont vous parlez moins.

Jean-Michel Blanquer : J'ai le sentiment de parler des deux, et de parler de l'un quand je parle de l'autre. C'est un des clivages que j'essaie de dépasser. Quand je dis "lire, écrire, compter, respecter autrui", la véritable innovation, c'est de dire "respecter autrui" en plus des trois autres, ce qui marque mon insistance sur le "vivre ensemble". De même que je n'oppose pas les savoirs fondamentaux aux enjeux de culture. C'est vrai que j'insiste beaucoup sur la transmission parce que j'ai peur qu'on ait parfois tellement insisté sur le 2ème aspect que le 1er s'en trouve abimé, et sans le premier, il n'y a pas le deuxième. 

ToutEduc : Pouvons-nous passer au second thème, le management ? On s'est beaucoup moqué de la multiplication des circulaires publiées au bulletin officiel, mais peut-on faire fonctionner ce système sans textes de référence ? Sauf erreur de notre part, le dédoublement des cours préparatoires en REP+ s'est fait sans arrêté, sans circulaire, sans même une note de service, uniquement par transmission d'une consigne du ministre aux recteurs, des recteurs aux DASEN, des DASEN aux inspecteurs de circonscription ... Cela ne traduit-il pas une certaine vision de l'autorité ?

Jean-Michel Blanquer : Il serait paradoxal d'y voir un sursaut d'autorité. Il faut juger l'arbre à ses fruits. Au mois de juin l'année dernière, beaucoup ont écrit que ça ne serait pas possible, et en deux mois, dont le mois d'août, on est arrivé à 85 % de CP dédoublés en REP+, 100 % si on compte les classes avec deux enseignants. Nous n'étions pas dans le flou, tout a reposé sur une méthodologie et contrairement à ce que vous dites, des écrits. Je n'ai pas le sentiment de fonctionner sur une sorte de "common law" ni qu'on soit en train de créer une nouvelle "coutume" de l'Education nationale. Mais il est vrai que c'est une des premières choses que j'ai faites, demander la diminution du nombre des circulaires.

C'est peut-être parce que je suis professeur de droit que je n'ai pas de fétichisme pour des textes qui seraient des textes sans effets. Est-ce que les réformes qu'on fait sont effectivement appliquées ? La réponse est plutôt oui.

ToutEduc : En effet, et cela repose sur votre confiance dans la chaîne hiérarchique. Or vous vous souvenez sans-doute, puisque vous étiez alors membre du cabinet de Gilles de Robien, de la fronde menée par un IEN, Pierre Frackowiack contre les instructions du ministre sur les méthodes de lecture.

Jean-Michel Blanquer : En même temps que je disais "moins de circulaires", je disais "je vous fais confiance". La confiance n'exclut pas des formes de contrôle a posteriori. On le voit avec "devoirs faits", le dispositif a été plus ou moins bien mis en oeuvre selon les collèges. Nous avons maintenant quelques mois de recul pour le faire à 100 % dans tous les collèges. Alors oui, je leur fais confiance. L'encadrement intermédiaire est très professionnel et très loyal.

ToutEduc : Vous dites souvent que l'enseignant a la société toute entière pour le soutenir. Comment faire pour réaliser cet unanimisme que vous appelez de vos voeux ?

Jean-Michel Blanquer : L'école doit s'éloigner de tout ce qui divise. Cela n'exclut pas le débat mais il y a une espèce de conflictualité qui s'est progressivement accentuée, depuis plusieurs décennies, dans le système éducatif français et qui est très contre-productive. Quand vous êtes parent d'élèves dans l'école primaire, vous n'avez aucune envie que vos enfants soient au milieu de conflits. Vous avez envie que vos enfants grandissent dans une ambiance calme et positive, dans une union du monde adulte. Ce qui est vrai à cette échelle devrait l'être au niveau national. Jean Zay disait : "les écoles doivent rester l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas."

ToutEduc : La société n'est-elle pas conflictuelle par nature ?

Jean-Michel Blanquer : C'est bien pour cela que l'école est un lieu à part dans la société. Il est d'ailleurs étonnant de voir certains défendre cette idée d'une particularité de l'école et vouloir en faire un terrain de bataille pire que le reste de la société. Tout au contraire, l'Ecole, c'est ce havre de paix que nous nous efforçons de créer pour nos enfants, que ce soit un endroit de construction, de pure construction, pas de destruction. J'y tiens énormément. C'est un des sujets  qui m'habitent le plus. C'est pourquoi je parle tant de musique en insistant sur la chorale, l'exercice par excellence qui nous amène à écouter autrui et à caler son talent sur celui des autres.

ToutEduc : Deux dispositifs sur lesquels avaient mis l'accent vos prédécesseurs, les cycles et le "plus de maîtres que de classes" mettaient aussi l'accent sur l'enseignant membre d'une équipe devant laquelle chacun était amené à expliciter ses choix pédagogiques. Ne voyez-vous pas davantage l'enseignant dans sa classe ?

Jean-Michel Blanquer : L'enseignant dans sa classe, ça reste l'acte fondamental. Il ne faudrait pas oublier le bébé et ne s'intéresser qu'à l'eau du bain. Je suis très favorable à la concertation sur le terrain, mais pas au détriment du face à face pédagogique. C'est très important dans la professionnalité enseignante d'avoir une classe à soi. Je n'ai pas mis à bas les dispositifs que vous évoquez, contrairement à ce qui s'est fait au début de plusieurs mandats précédents. Celui à qui on a le plus reproché le côté "contrôle Z" est celui qui est le plus respectueux de ce qui pouvait être gardé de positif... Par exemple, on garde les cycles parce qu'il y a des choses positives dans la logique de cycle, mais aussi des effets pervers, notamment le fait de "pousser la neige devant". Résultat, les élèves finissent un cycle sans avoir acquis ce qu'ils devaient, et à la fin du cycle, c'est trop tard. C'est ce qui explique une des caractéristiques du système français, des élèves qui accumulent des retards et se retrouvent en 3ème sans savoir bien lire. Je n'ai rien contre les cycles, mais c'est la moitié du sujet. L'autre moitié, c'est de s'assurer que les enfants acquièrent ce qu'ils doivent acquérir sur une base annuelle, pour garder toute la dimension de personnalisation du parcours. Idem pour le "plus de maîtres que de classes", c'est une philosophie dont je peux partager une bonne part des tenants et des aboutissants, notamment l'esprit d'équipe. Le "CP à 12" peut d'ailleurs être vu comme une version concentrée du "plus de maîtres que de classes". Quand vous avez un CP à 24 avec deux enseignants, c'est du "PDMQDC +++", et nous l'encourageons.

ToutEduc : Ces dispositifs ont aussi un effet sur l'évolution des pratiques des enseignants. On sait que les circulaires sont rarement très efficaces. La formation initiale, faute de suivi sur les premières années, voit ses effets se diluer dans les pesanteurs du quotidien. Et selon les études sur le sujet, ce serait le débat entre pairs, avec intervention éventuelle d'une formation à la demande qui aurait le plus fort impact sur les pratiques...

Jean-Michel Blanquer : Je serais moins pessimiste que vous sur la formation initiale mais vous avez raison, tout ce qui va dans le sens des logiques collectives, des logiques d'équipe est bon. D'ailleurs, les CP à 12 demandent beaucoup de concertation. En général, il y a au moins 2 CP à 12 dans une école, les deux enseignants se voient en permanence. Parfois les élèves sont à 12 le matin, ils se regroupent à 24 l'après-midi, ou trois fois 8 et c'est une méthodologie que nous avons tout à fait encouragée. Plusieurs variantes sont possibles et le schéma n'est pas binaire du tout. On doit lutter contre l'individualisme dans le système, celui des élèves comme celui des adultes. L'évaluation doit aussi permettre la concertation. Quand on fait l'évaluation des CP, c'est un moyen de donner au professeur un tableau de bord sur ses propres élèves, mais aussi l'occasion d'en parler au sein de l'école...

ToutEduc : Vous décrivez une situation relativement consensuelle. Mais sur deux points au moins, les CP à 12 et les "mots outils" en lecture, vous n'êtes pas dans une démarche scientifiquement consensuelle. Sur les CP à 12, selon Pascal Bressoux, l'effet attendu n'est "pas monstrueux" (voir ToutEduc ici). Sur l'importance du code, on a une quasi-unanimité des chercheurs, mais sur les mots outils qui pourraient être appris de manière globale (ici), vous n'avez pas de consensus, peut-être même au sein de votre conseil scientifique. Vous prenez donc le risque de la polémique et de mener une politique extrêmement ambitieuse qui n'aurait peut-être pas les résultats attendus.

Jean-Michel Blanquer : Dans toute politique publique, il y a une part d'incertitude, je ne suis pas dans l'utopie - qui serait une fausse utopie -, des certitudes absolues et de la non-conflictualité absolue. On peut tendre vers. Quant à la science, elle ne définit pas le chemin, elle l'éclaire. Certains en déduisent qu'il faudrait s'en écarter. Je suis inquiet face à une espèce de néo-obscurantisme qui finit par tourner le dos aux Lumières, tout en se présentant comme une forme d'humanisme. Ca fait partie des mouvements circulaires de notre époque, des gens qui "passent de l'autre côté du cheval", qui ne se rendent plus compte de leurs incohérences intellectuelles et des périls vers lesquels ils vont. En ce qui concerne les mots outils, je suis ouvert au débat ...

ToutEduc :... le "guide orange" est prescriptif.

Jean-Michel Blanquer : C'est un livret de référence, qui s'appuie sur beaucoup de choses démontrées. Maintenant, si quelqu'un apporte la démonstration du contraire... Il y aura une deuxième édition, une troisième édition, une quatrième, c'est un processus ouvert. Je n'ai jamais dit que l'ensemble du livre orange devait s'appliquer jour après jour. Prenons par exemple le cahier. C'est vrai que c'est une recommandation, il est démontré qu'il n'est pas bon de faire écrire les enfants sur des feuilles blanches, et qu’il est mieux de les faire écrire sur des lignes. Comme le cahier Seyes est particulièrement adapté, on le conseille. Où est le problème ? Pourquoi cela devient-il "Blanquer impose tel cahier..." alors qu’il s’agit simplement d’un conseil qui repose sur des constats de terrain.

Sur la méthode syllabique, il est loisible à chacun d'apporter des éléments contraires. Mais j’ai entendu des cris plus que des arguments. Quant aux CP à 12, on l'a fait sur la base d'études. L'ampleur de l'impact sera mesurée au mois de novembre. Les premiers retours de terrain sont très positifs et même le SNUIPP a indiqué que ses propres retours de terrain étaient très bons.

ToutEduc : Dans l'étude du syndicat FSU du 1er degré, 71 % des enseignants disent qu'ils vont plus vite, cela en fait quand même 30 % qui disent que cela ne change rien en termes de vitesse d'acquisition des savoirs (ici).

Jean-Michel Blanquer : C’est à prendre en compte. Il est beaucoup trop tôt pour dire des choses définitives. Nous aurons la première étude robuste sur les CP au mois de novembre. Mais cela fait partie de la logique scientifique que d'aller vers de nouvelles frontières.

ToutEduc : Quelle est cette nouvelle frontière ?

Jean-Michel Blanquer : Les CP et CE1 dédoublés à grande échelle, ce sera la première fois qu'une telle chose aura été faite. C'est d'ailleurs regardé de très près par d'autres pays. Les prémices avaient été réalisées avec l'expérimentation menée à la demande de Luc Ferry en 2003 et ce que nous sommes en train de faire, c'est la deuxième phase...

ToutEduc : C'est "l'expérimentation Ferry" qui avait donné lieu à une première évaluation et à une "contre évaluation" par Pascal Bressoux...

Jean-Michel Blanquer : Oui, absolument. La première évaluation n'avait pas pris en compte le fait que les enseignants des CP dédoublés étaient beaucoup moins expérimentés que ceux des classes de taille habituelle, à qui on les comparait.  Elle était donc faussée. Mais quelques années plus tard, Pascal Bressoux (et Laurent Lima) ont fait une estimation corrigée et ont alors trouvé un impact nettement positif de cette mesure. L'expérimentation française donnait alors exactement les mêmes résultats que les recherches internationales.

ToutEduc : Et derrière cette idée de nouvelle frontière, il y a l'idée de CP dédoublés ou fortement réduits dans toutes les écoles de France ?

Jean-Michel Blanquer : Vous me demandez un scoop pour deux quinquennats (rires). En tout cas, ça permet de réfléchir à l'intérêt de taux d'encadrement différenciés. Pour une classe stratégique comme le CP, on doit rechercher un taux d'encadrement très favorable quels que soient les territoires. 

« Retour


Vous ne connaissez pas ToutEduc ?

Utilisez notre abonnement découverte gratuit et accédez durant 1 mois à toute l'information des professionnels de l'éducation.

Abonnement d'Essai Gratuit →


* Cette offre est sans engagement pour la suite.

S'abonner à ToutEduc

Abonnez-vous pour accéder à l'intégralité des articles et recevoir : La Lettre ToutEduc

Nos formules d'abonnement →