Le feuilleton saison 2, Comment la science et ceux qui prétendent l'incarner ont pris le pouvoir rue de Grenelle
Paru dans Scolaire le vendredi 19 septembre 2025.
A la demande de lecteurs qui voient notre "petite histoire secrète des années Blanquer" mal exposée sur le site, puisque intégrée à "la Lettre" du mercredi, nous lui créons un espace dédié. Ci-dessous les deux premiers épisodes de la deuxième "saison", "comment 'la science' et ceux qui prétendent l'incarner ont pris le pouvoir rue de Grenelle".
Avertissement. Je suis journaliste et malgré un doctorat en sciences de l'éducation, certains contesteront ma légitimité à critiquer des choix scientifiques. Il est de plus toujours difficile de s'opposer à "la science", à moins de défendre l'obscurantisme, ce qui n'est pas mon cas. Je suis un ardent défenseur de la rationalité. Mais parfois, la science et les chercheurs sortent de leur domaine de compétence et acceptent d'être instrumentalisés par le politique. C'est là que le journaliste, s'il a un minimum de culture scientifique, a toute sa légitimité.
Toutes les remarques, toutes les précisions, toutes les critiques, négatives comme positives, seront les bienvenues (ici, pour la 1ère saison, "la maternelle obligatoire", voir ici, ici, ici).
Premier épisode. La guerre des méthodes de lecture a créé un contexte favorable à "la science"
La guerre des méthodes de lecture vient de loin, et pendant longtemps, la droite et plus encore l'extrême droite ont fait de la "syllabique" leur cheval de bataille, avec une autre revendication, que les enfants apprennent très tôt "les quatre opérations". Je n'ai pas le souvenir d'une forte argumentation scientifique à l'appui de ces discours, à l'époque seule Liliane Lurçat critique la "méthode globale" avec l'autorité que lui confère sa position au CNRS, mais un autre combat mobilise son énergie, la dénonciation des dessins animés japonais. La faiblesse des attaques contre une méthode globale jamais réellement définie, ne doit pas masquer l'inquiétude bien réelle de certains parents. Leur enfant devine plus qu'il ne lit des mots, ils achètent la vieille méthode Boscher et font du "b-a ba" le soir. Ca marche, peut-être parce que la méthode est bonne, à moins que ce soit l'effet des connaissances acquises à l'école, ou parce que l'enfant est content qu'on s'occupe de lui, toujours est-il que l'expression de leur satisfaction vient alimenter un discours essentiellement politique.
Il faut attendre la toute fin des années 70 et les années 80 avec les premiers effets de la "réforme Haby" du collège, devenu "unique", pour que l'opposition médiatique aux "pédagogies nouvelles", y compris les méthodes de lecture, se structure intellectuellement, avec le doyen de l'inspection générale de philosophie, Jacques Muglioni et l'un de ses anciens élèves, Régis Debray, un linguiste, J-C Milner ("De l'Ecole"), deux pamphlétaires, J.P Despin et M.C. Bartholy ("Un poisson rouge dans le Perrier"), un jeune agrégé de philosophie, Henri Pena-Ruiz, un agrégé de lettres écrivain-journaliste, A. FInkielkraut... Les "Républicains" partent "en croisade" (l'expression a été utilisée lors de la soutenance de thèse de J. Billard, un disciple de J. Muglioni) contre les "pédagogues".
En 1984, Jean-Pierre Chevènement, qui succède rue de Grenelle à Alain Savary "siffle la fin de la récréation" avec une formule, que je cite de mémoire, "une classe, c'est 30 élèves qui ne savent pas en face d'un adulte qui sait". L'heure est à la transmission verticale, voire autoritaire, des savoirs. On est davantage dans la fureur rhétorique et dans le débat politique que dans la controverse scientifique, mais le ministre gagne en popularité. Jusqu'alors, la Droite était pour la syllabique et contre les pédagogies nouvelles, la Gauche pour le primat de la compréhension sur le par coeur, contre le ânonnement et le lycée-caserne. Il met fin à cette opposition en brouillant les lignes.
Pourtant, dès le début des années 70, une autre forme de critique, réellement universitaire, des pédagogies nouvelles était apparue, marquée très clairement à gauche. Georges Snyders, agrégé de philosophie, communiste, avait publié "Pédagogie progressiste", puis "Où vont les pédagogies non-directives ?", ce sont les premières mises en cause argumentées du mouvement Freinet dont certaines dérives favoriseraient les enfants dotés du "capital culturel" nécessaire pour développer une forme de connivence avec l'enseignant. Dans la même veine, en 1976, Bernard Charlot publie "La mystification pédagogique" mais il faut attendre les années 90 pour que s'organise, notamment à Paris VIII (l'ancienne université de Vincennes) le groupe Escol et l'opposition à Philippe Meirieu, devenu le hérault des "pédagogies nouvelles" (bien qu'il en ait dénoncé les travers dans "L'Ecole, mode d'emploi" dès 1985). Mais les amis de G. Snyders et de B. Charlot ne joignent pas leurs voix aux clameurs des "Républicains" (de Gauche ou de Droite) et leurs travaux restent une affaire de spécialistes, bien loin des débats médiatico-politiques.
C'est dans ce paysage confus que s'ouvre un nouveau paradigme. Jean-Pierre Changeux publie en 1983 "L'homme neuronal", un grand succès de librairie. Pour lui, il faut se fonder sur des données objectives, sur l'observation du fonctionnement cérébral, la science n'a pas d’a priori idéologique. C'est la position qu'adoptera en 2007 Stanislas Dehaene quand il publie "les neurones de la lecture". Il pense ainsi pouvoir sortir par le haut de l’opposition entre pédagogues et anti-pédagogues qui a monopolisé les énergies depuis trente ans. C’est dans ce paysage qu'arrive Jean-Michel Blanquer.
Deuxième épisode : comment le premier cercle s'est constitué
Nous avons vu qu'avec Jean-Pierre Changeux, un nouvel acteur s'est invité dans le débat "Républicains versus Pédagogues", un conflit d'une rare violence, du moins verbale, dans les années 70-80, celles du déploiement de la "réforme Haby" et du "collège unique". Dans l'esprit des successeurs de l'auteur de "L'homme neuronal", de telles controverses n'ont plus lieu d'être puisque la science, plus exactement les neuroscience et les sciences de la cognition, sciences réputées sérieuses puisque fondées sur des données quantifiables, vont permettre de dire ce qui est efficace et ce qui ne l'est pas. Des données objectives allaient trancher un débat idéologique. Comme me le dira plus tard Franck Ramus, les chercheurs mettent leurs travaux à la disposition du politique, mais n'ont pas de responsablité politique. Il croit à la neutralité des données chiffrées.
En 2004, Jean-Michel Blanquer, tout juste 40 ans, est nommé recteur de l'académie de Guyane. Professeur de droit public, il a déjà une réputation de novateur. L'un de ses collègues m'a indiqué que sa thèse avait été très remarquée car elle renversait une perspective qui semblait bien établie. En 2006, il rejoint le cabinet du ministre de l'Education nationale, Gilles de Robien, pour qui il dira plus tard son admiration. Celui-ci vient de proclamer la supériorité de la méthode syllabique sur toutes les autres, un soir au journal télévisé, en affirmant se fonder sur les acquis de la science. L'année suivante, Stanislas Dehaene publie "les neurones de la lecture", l'imagerie cérébrale montrerait que les zones du cerveau activées lors de la lecture globale de mots ne sont pas les mêmes que celles qui sont activées lors de la lecture de lettres, justement celles qui seront ensuite mobilisées pour la lecture de textes. Il en déduit que la méthode syllabique est supérieure à la méthode globale.
Cette même année 2007, Jean-Michel Blanquer est nommé recteur de l'académie de Créteil. Pour lutter contre l'échec scolaire, massif, il entend favoriser l'innovation, mais il a besoin de plus de moyens que ne lui en octroie l'administration centrale, d'autant que Nicolas Sarkozy a décrété le non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux. Le ministère publie opportunément une étude de la DEPP (son service statistique) qui montre que les "CP à 10" expérimentés par Luc Ferry n'avaient pas eu de meilleurs résultats que les autres cours préparatoires, confirmant ainsi qu'en dessous d'un certain seuil, jamais défini d'ailleurs, les réductions d'effectifs n'ont aucun effet. On peut donc augmenter les effectifs sans que cela ait d'impact sur les apprentissages. Le recteur n'a donc aucun argument pour réclamer au ministre davantage de postes. A défaut de moyens humains, il lui faut des moyens pécuniaires.
Il semble que ce soit Martin Hirsch qui l'ait aidé à résoudre l'équation en favorisant le rapprochement avec la fondation Total. Celle-ci va les lui procurer, mais à une condition, que les expérimentations soient contrôlées par des chercheurs sérieux. C'est ainsi que Marc Gurgand de l'Ecole d'économie de Paris, entre en scène et avec lui, une certaine conception de l'expérimentation pédagogique. A chaque projet doit être associée une évaluation, si possible "randomisée", comme on le fait en médecine pour expérimenter un traitement. Sur une population dont on connaît les principales caractéristiques, on tire au sort ("at random" en anglais) ceux qui vont recevoir le traitement, ceux qui auront un placebo, ceux pour qui ont poursuit selon les protocoles ordinaires...
La transposition à l'éducation d'une méthode déjà controversée en médecine pose des questions redoutables, j'y reviendrai, mais qu'importe, notre recteur est séduit. Il en est sûr, les neurosciences et les sciences cognitives apporteront les solutions "clés en main" que les sciences de l'éducation ne lui donnent pas.
Il est difficile de déterminer une chronologie exacte, et de dire qui est à l'initiative, J-M Blanquer qui a besoin d'étayer sa politique sur des arguments scientifiques, ou l'Institut Montaigne qui voit en lui un acteur sur lequel miser, mais c'est alors qu'il est à Créteil que se tisse autour de lui un réseau comprenant notamment une chargée de mission de l'Institut Montaigne, Fanny Anor, des économistes de l'Ecole d'économie de Paris, notamment Marc Gurgand, le médecin conseil au rectorat de Grenoble, Michel Zorman, et Stanislas Dehaene. C'est vraisemblablement un peu plus tard que des enseignants-chercheurs en sciences de l'éducation de l'université de Grenoble rejoignent ce petit phalanstère convaincu de représenter "la pointe avancée" de la science, et persuadé qu'aucune considération idéologique ne vient perturber leurs travaux.
Nommé DGESCO, Jean-Michel Blanquer entreprend d'institutionnaliser ce réseau en se dotant d'un conseil scientifique. Il se trouve qu'en décembre 2010, Claude Bébéar, co-fondateur de l'Institut Montaigne, crée "Agir pour l'Ecole" où un jeune énarque, Laurent Cros, aura notamment pour mission de mettre au point une méthode de lecture scientifique. Le directeur général de l'enseignement scolaire est membre du comité directeur de cette association. Au même moment, la Ville de Grenoble médiatise le programme "Parler bambin", un pré-enseignement des éléments qui seront nécessaires à l'apprentissage de la lecture. Rien de révolutionnaire, toutes les professionnelles de la petite enfance (ce sont presque exclusivement des femmes) savent qu'il faut parler aux bébés, multiplier les interactions langagières. Mais celles-ci vont être quantifiées et les auxiliaires de puériculture auront une feuille de route. Au même moment encore, dans les classes de l'éducation prioritaire de l'académie de Lyon est lancée l'expérimentation du programmer PARLER qui s'appuie sur les ressources pédagogiques produites par les éditions de la Cigale et une méthode de lecture pure syllabique, ainsi que sur les travaux de chercheurs dont Edouard Gentaz (qui en évaluera plus tard les effets, nuls), Liliane Sprenger-Charolles, Stanislas Dehaene, des membres du laboratoire en sciences de l'éducation de Grenoble (qui compte M. Zorman parmi ses membres) et un chercheur de l'IREDU (Bruno Suchaut).
Stanislas Dehaene, Caroline Huron et Liliane Sprenger-Charolles publient "les grands principes de la lecture". Pour les auteurs, "la psychologie expérimentale et l’imagerie cérébrale ont grandement clarifié la manière dont le cerveau humain reconnaît les mots écrits et se modifie au fil de cet apprentissage (...) Il importe que ces connaissances soient diffusées aux enseignants et soient mises en pratique dans les écoles."
En 2012, François Hollande est élu chef de l'Etat. La Gauche ne va pas bouleverser l'édifice, même si la grande enquête sur les pratiques des enseignants en matière d'apprentissage de la lecture, coordonnée par Roland Goigoux, relativise sérieusement les certitudes des amis de Stanislas Dehaene. Dès 2012, la DEPP a conclu à l'absence d'effets du programme PARLER. Vincent Peillon en est prévenu, les liens entre le ministère et "Agir pour l'Ecole" sont remis en cause, malgré le directeur de cabinet, Alexandre Siné, qui soutient l'initiative. Mais le ministre est englué dans la querelle des rythmes scolaires, Benoît Hamon ne fait qu'un passage éclair rue de Grenelle, Najat Vallaud-Belkacem s'inquiète surtout de mixité sociale, et elle a pour directeur adjoint de cabinet, puis directeur, Olivier Noblecourt, précédemment adjoint au maire de Grenoble, très proche de Michel Zorman et convaincu que "la science" peut résoudre les problèmes pédagogiques. Lorsque Jean-Michel Blanquer revient rue de Grenelle, les relais qu'il a installés dans l'administration sont toujours là, il n'a qu'à relancer la machine.