La Lettre de ToutEduc n° 773
Paru dans La lettre le mercredi 17 septembre 2025.
La lettre du 17 septembre 2025
En attendant de mesurer, demain, le mécontentement des personnels du système éducatif, je vous propose le deuxième épisode de la deuxième saison de notre série consacrée aux "années Blanquer", comment "la science" (et ceux qui prétendent l'incarner) ont pris le pouvoir rue de Grenelle (le 1er épisode ici)
Rappel : vos remarques, précisions, critiques (même positives) seront les bien-venues.
Deuxième épisode : comment le premier cercle s'est constitué
Nous avons vu qu'avec Jean-Pierre Changeux, un nouvel acteur s'est invité dans le débat "Républicains versus Pédagogues", un conflit d'une rare violence, du moins verbale, dans les années 70-80, celles du déploiement de la "réforme Haby" et du "collège unique". Dans l'esprit des successeurs de l'auteur de "L'homme neuronal", de telles controverses n'ont pas lieu d'être puisque la science, plus exactement les neuroscience et les sciences de la cognition, sciences réputées sérieuses puisque fondées sur des données quantifiables, vont permettre de dire ce qui est efficace et ce qui ne l'est pas. Des données objectives allaient trancher un débat idéologique. Comme me le dira plus tard Franck Ramus, les chercheurs mettent leurs travaux à la disposition du politique, mais n'ont pas de responsablité politique. Il croit à la neutralité des données chiffrées.
En 2004, Jean-Michel Blanquer, tout juste 40 ans, est nommé recteur de l'académie de Guyane. Professeur de droit public, il a déjà une réputation de novateur. L'un de ses collègues m'a indiqué que sa thèse avait été très remarquée car elle renversait une perspective qui semblait bien établie. En 2006, il rejoint le cabinet du ministre de l'Education nationale, Gilles de Robien, pour qui il dira plus tard son admiration. Celui-ci vient de proclamer la supériorité de la méthode syllabique sur toutes les autres, un soir au journal télévisé, en affirmant se fonder sur les acquis de la science. L'année suivante, Stanislas Dehaene publie "les neurones de la lecture", l'imagerie cérébrale montrerait que les zones du cerveau activées lors de la lecture globale de mots ne sont pas les mêmes que celles qui sont activées lors de la lecture de lettres, justement celles qui seront ensuite mobilisées pour la lecture de textes. Il en déduit que la méthode syllabique est supérieure à la méthode globale.
Cette même année 2007, Jean-Michel Blanquer est nommé recteur de l'académie de Créteil. Pour lutter contre l'échec scolaire, massif, il entend favoriser l'innovation, mais il a besoin de plus de moyens que ne lui en octroie l'administration centrale, d'autant que Nicolas Sarkozy a décrété le non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux. Le ministère publie opportunément une étude de la DEPP (son service statistique) qui montre que les "CP à 10" expérimentés par Luc Ferry n'avaient pas eu de meilleurs résultats que les autres cours préparatoires, confirmant ainsi qu'en dessous d'un certain seuil, jamais défini d'ailleurs, les réductions d'effectifs n'ont aucun effet. On peut donc augmenter les effectifs sans que cela ait d'impact sur les apprentissages. Le recteur n'a donc aucun argument pour réclamer au ministre davantage de postes. A défaut de moyens humains, il lui faut des moyens pécuniaires.
Il semble que ce soit Martin Hirsch qui l'ait aidé à résoudre l'équation en favorisant le rapprochement avec la fondation Total. Celle-ci va les lui procurer, mais à une condition, que les expérimentations soient contrôlées par des chercheurs sérieux. C'est ainsi que Marc Gurgand de l'Ecole d'économie de Paris, entre en scène et avec lui, une certaine conception de l'expérimentation pédagogique. A chaque projet doit être associée une évaluation, si possible "randomisée", comme on le fait en médecine pour expérimenter un traitement. Sur une population dont on connaît les principales caractéristiques, on tire au sort ("at random" en anglais) ceux qui vont recevoir le traitement, ceux qui auront un placebo, ceux pour qui ont poursuit selon les protocoles ordinaires...
La transposition à l'éducation d'une méthode déjà controversée en médecine pose des questions redoutables, j'y reviendrai, mais qu'importe, notre recteur est séduit. Il en est sûr, les neurosciences et les sciences cognitives apporteront les solutions "clés en main" que les sciences de l'éducation ne lui donnent pas.
Il est difficile de déterminer une chronologie exacte, et de dire qui est à l'initiative, J-M Blanquer qui a besoin d'étayer sa politique sur des arguments scientifiques, ou l'Institut Montaigne qui voit en lui un acteur sur lequel miser, mais c'est alors qu'il est à Créteil que se tisse autour de lui un réseau comprenant notamment une chargée de mission de l'Institut Montaigne, Fanny Anor, des économistes de l'Ecole d'économie de Paris, notamment Marc Gurgand, le médecin conseil au rectorat de Grenoble, Michel Zorman, et Stanislas Dehaene. C'est vraisemblablement un peu plus tard que des enseignants-chercheurs en sciences de l'éducation de l'université de Grenoble rejoignent ce petit phalanstère convaincu de représenter "la pointe avancée" de la science, et persuadé qu'aucune considération idéologique ne vient perturber leurs travaux.
Nommé DGESCO, Jean-Michel Blanquer entreprend d'institutionnaliser ce réseau en se dotant d'un conseil scientifique. Il se trouve qu'en décembre 2010, Claude Bébéar, co-fondateur de l'Institut Montaigne, crée "Agir pour l'Ecole" où un jeune énarque, Laurent Cros, aura notamment pour mission de mettre au point une méthode de lecture scientifique. Le directeur général de l'enseignement scolaire est membre du comité directeur de cette association. Au même moment, la Ville de Grenoble médiatise le programme "Parler bambin", un pré-enseignement des éléments qui seront nécessaires à l'apprentissage de la lecture. Rien de révolutionnaire, toutes les professionnelles de la petite enfance (ce sont presque exclusivement des femmes) savent qu'il faut parler aux bébés, multiplier les interactions langagières. Mais celles-ci vont être quantifiées et les auxiliaires de puériculture auront une feuille de route. Au même moment encore, dans les classes de l'éducation prioritaire de l'académie de Lyon est lancée l'expérimentation du programmer PARLER qui s'appuie sur les ressources pédagogiques produites par les éditions de la Cigale et une méthode de lecture pure syllabique, ainsi que sur les travaux de chercheurs dont Edouard Gentaz (qui en évaluera plus tard les effets, nuls), Liliane Sprenger-Charolles, Stanislas Dehaene, des membres du laboratoire en sciences de l'éducation de Grenoble (qui compte M. Zorman parmi ses membres) et un chercheur de l'IREDU (Bruno Suchaut).
Stanislas Dehaene, Caroline Huron et Liliane Sprenger-Charolles publient "les grands principes de la lecture". Pour les auteurs, "la psychologie expérimentale et l’imagerie cérébrale ont grandement clarifié la manière dont le cerveau humain reconnaît les mots écrits et se modifie au fil de cet apprentissage (...) Il importe que ces connaissances soient diffusées aux enseignants et soient mises en pratique dans les écoles."
En 2012, François Hollande est élu chef de l'Etat. La Gauche ne va pas bouleverser l'édifice, même si la grande enquête sur les pratiques des enseignants en matière d'apprentissage de la lecture, coordonnée par Roland Goigoux, relativise sérieusement les certitudes des amis de Stanislas Dehaene. Dès 2012, la DEPP a conclu à l'absence d'effets du programme PARLER. Vincent Peillon en est prévenu, les liens entre le ministère et "Agir pour l'Ecole" sont remis en cause, malgré le directeur de cabinet, Alexandre Siné, qui soutient l'initiative. Mais le ministre est englué dans la querelle des rythmes scolaires, Benoît Hamon ne fait qu'un passage éclair rue de Grenelle, Najat Vallaud-Belkacem s'inquiète surtout de mixité sociale, et elle a pour directeur adjoint de cabinet, puis directeur, Olivier Noblecourt, précédemment adjoint au maire de Grenoble, très proche de Michel Zorman et convaincu que "la science" peut résoudre les problèmes pédagogiques. Lorsque Jean-Michel Blanquer revient rue de Grenelle, les relais qu'il a installés dans l'administration sont toujours là, il n'a qu'à relancer la machine.
La suite la semaine prochaine, si l'actualité le permet.
LES DEPÊCHES
Le mécontentement
Seuls 3,5 % des enseignants sont en accord avec les choix politiques de leur ministre (Baromètre UNSA) (la dépêche)
La distance entre le discours ministériel et la réalité se creuse, les personnels sont brutalisés (CFDT-EFRP) (la dépêche)
Les personnels de direction n'adhèrent pas aux choix ministériels (SNPDEN) (la dépêche)
Enseignement privé : la FEP-CFDT fait avec l'IFOP le tableau d'une profession gravement déprimée (la dépêche)
Grève du 18 septembre : unanimité des syndicats de l'enseignement privé (la dépêche)
Le ministère n'est pas sérieux (ID-FO) (la dépêche)
Quelque 10 % de grévistes dans le second degré (le 10 septembre) (la dépêche)
"Il faut beaucoup de courage pour tenir l'école, qui est au bord de l'effondrement" (FSU) (la dépêche)
Histoire
La valse des ministres de l’Education nationale : une danse de Saint-Guy ? (Claude Lelièvre) (la dépêche)
La revue des débats
Opinions sur l’École et l’éducation, Semaine du 7 au 13 septembre 2025 (P. Watrelot) (la dépêche)
Officiel
Au JO des 9 et 10 septembre, au BO : les maîtres formateurs, les équipements sportifs, un INSPE (la dépêche)
A l'agenda
Le 18 septembre - Paris - Cause Majeur ! (présentation d'une étude sur l'accompagnement des jeunes majeurs)
Le 24 septembre - 18e édition de la Journée du Refus de l’Échec Scolaire (AFEV)
Du 3 au 10 octobre - Belle Ile en mer - Rencontres Justice et Jeunesse (PJJ)
Du 8 octobre au 6 novembre - Paris - Le métier d’enseignant : quels changements ? À quelles conditions ? (conférence de comparaisons internationale, CNESCO)
Le 14 octobre - Dijon - Choisir, orienter et réussir dans le nouveau lycée général (IREDU)
Du 17 au 19 octobre - Port-Leucate - Université d'automne du SNUIPP-FSU
Du 2 au 6 décembre - Evreux - Festival international du film d'éducation
Du 3 au 5 décembre - Paris - Congrès de l'ANDEV
Les 4 et 5 décembre - Aubervilliers - L’éducation et la formation des jeunes migrants au XXème et XXIème siècle (colloque international)
Du 22 au 24 avril 2026 - Paris - Biennale internationale de l'éducation, de la formation et des pratiques professionnelles
Le 11 juin 2026 - Nantes - "Devenir auteur, autrice de sa pratique, de son métier" (ICEM)
Du 22 au 24 juin - Rouen - Du secondaire au supérieur : égalité pour toutes et tous ? (colloque)