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Rixes : pourquoi ces jeunes ne trouvent-ils pas d’autres perspectives pour organiser leur rapport aux autres ? (Frédéric Jésu)

Paru dans Scolaire, Périscolaire, Justice le mardi 09 mars 2021.

Affrontements entre bandes rivales, rixes mortelles entre jeunes... Ces derniers temps, la presse s'empare de ce phénomène. Le gouvernement a annoncé lundi 1er mars un plan de lutte contre les bandes, dont l'adoption est prévue d'ici au 1er mai. Selon le ministère de l'intérieur, 357 affrontements ont été recensés en 2020, soit une hausse de près de 25% par rapport à l'année 2019 qui en comptait 288. Trois personnes ont été tuées... Pour essayer de comprendre ce phénomène, Frédéric Jésu, pédopsychiatre, consultant dans le champ des politiques éducatives locales, administrateur de la Fédération de Paris des Centres sociaux et socioculturels, répond à nos questions...

Frédéric Jésu : Avant tout, je voudrais revenir sur l'interview de Gilbert Berlioz (ici). Cela me permet justement d’aborder les éléments de spécificité. La référence à La guerre des boutons, n'est pas idoine. Parce qu'il est quand même question de mort d’enfants, de jeunes. Il y a une violence extrême. Il y a des armes blanches, entre autres, utilisées par des enfants qui sont de jeunes adolescents. Donc, la comparaison avec La guerre des boutons ne tient pas, me semble-t-il. Dans ce film, il y a une dimension ludique qui reste forte, sans doute. Puis, les parents sont très cadrants, si je puis dire. L’évocation de Scarface ne me semble pas appropriée non plus. Nous n’assistons pas ici à une violence entre adultes. En revanche, je citerai Sa majesté des mouches, roman de William Golding, porté à l'écran par Peter Brook. Dans ce roman, les enfants sont livrés à eux-mêmes. Leur univers est clos. Et il y a un mort. Dans ce cas, ce ne sont pas juste des querelles. Querelles infantiles. Querelles d’affiliation, de transition. Querelles d'image de soi, en ce qui est, notamment, des caractéristiques physiques. Ici, on reproduit la société sur des motifs infantiles. Mais pour autant que les motifs soient relativement immatures, les méthodes, elles, sont extrêmement violentes et caractérisent un degré d’anomie, comme diraient les sociologues. Ce qui est, vous y conviendrez, particulièrement préoccupant et mortifère. Donc pour moi, la spécificité, elle est celle d’une violence de jeunes adolescents. Ils sont abandonnés dans une île...

ToutEduc : Sans les adultes... Ces enfants, en danger, deviendraient-ils dangereux ?

Frédéric Jésu : Les violences, dont on parle, semblent être gratuites, en tout cas, elles sont, en grande partie, incompréhensibles des adultes. Elles se manifestent sur l’espace public. De toute évidence, ces enfants sont en danger. Ils fonctionnent en bandes qui décident d’en découdre... Les enfants et adolescents sont d’abord dangereux les uns envers les autres. Donc oui, pour moi, ils sont en danger. Ils sont en danger, aussi, compte tenu de conditions sociales, culturelles et familiales d’éducation, souvent peu favorables, qui les rendent particulièrement sensibles aux déficits d’animation collective qui affectent leurs territoires de vie. "Ceux qui tiennent la maison", comme dit Gilbert Berlioz, sont ici autant – voire bien plus – les élus locaux, leurs services et les acteurs associatifs de proximité que l’État central et ses administrations. Pour se socialiser, aujourd’hui, et tout particulièrement en milieu urbain, les enfants disposent plus ou moins de différentes catégories d’espaces, ouverts ou intra muros, mais ce sont des espaces où il n’y a souvent pas assez d'adultes. Et ceci dans un environnement institutionnel où il n’y a surtout pas de véritables projets éducatifs locaux et partagés prenant en compte les temps libres, notamment ceux des adolescents. Or, les enfants et, plus encore, les adolescents sont à l’évidence très inégaux devant ces temps "libres". Les départements, théoriquement, ont une compétence en matière de co-conception, d’organisation et d’animation des temps libres éducatifs pour les adolescents. Mais en pratique, ils ne le font pas ou très rarement. Ou bien, cela touche très peu de quartiers. Très peu de jeunes. Cela n'est pas coordonné. En partie confié à un secteur associatif qui est parfois élitiste dans sa sélection des enfants. Les méthodes pédagogiques qui sont utilisées ne sont pas toujours pertinentes ou attractives pour les adolescents... Bref, dans ce sens, les enfants, ces enfants-là, sont, effectivement, en danger, parce qu'il n’y a pas de véritable politique éducative du temps libre. Dans trop de villes, encore, en direction des moins de 11-12 ans, malgré les Projets éducatifs de territoire. Mais, surtout, à l’échelle du territoire et des responsabilités politiques de nombreux départements, s’agissant des 12-16 ans. Or – et ici je ne rejoins pas Gilbert Berlioz quand il affirme que "les enseignants sont ceux qui passent le plus de temps avec les enfants" - 90 % du temps de vie des écoliers et des collégiens (temps de sommeil, week-ends et vacances scolaires inclus) s’effectue hors de classe. Donc sous la responsabilité juridique des familles, plus ou moins aidées en la matière par les initiatives des collectivités locales et des CAF.

ToutEduc : C'est l'enjeu de solidarité ?

Frédéric Jésu : Notre attention d’adultes est dramatiquement et régulièrement attirée sur la déshérence, l’ennui, la solitude éducative de nombre d’adolescents – plus que d’adolescentes, d’ailleurs – des quartiers populaires... Comme beaucoup d’autres, ils sont bien sûr plongés dans leurs écrans, mais si ceux-ci leur envoient des promesses de rendez-vous avec un peu d’animation, d’excitation et de baston, ils peuvent être tentés d’y prendre rendez-vous. Un rendez-vous, donc, de socialisation, urgente, primaire, irrationnelle, opaque aux observateurs, mais de socialisation tout de même.

ToutEduc : Une sorte de rébellion ?

Frédéric Jésu : Je ne suis même pas sûr qu’il s’agisse de rébellion. Une rébellion, c’est quelque chose d’organisé. Il y a un discours qui porte et accompagne la rébellion, une méthode, une stratégie. Il y a éventuellement une socialisation par la hiérarchie. Une répartition des rôles et des tâches se manifeste dans tout groupe un peu structuré de rebelles. De même que chez les trafiquants et les revendeurs de drogues, par exemple. On s’organise. On programme. Dans les bandes de jeunes adolescents qui s’adonnent aux rixes, il ne semble pas en aller de même. La convocation immédiate à venir défendre ou agresser un territoire mythifié parait tenir lieu d’ordre du jour improvisé. Tout cela, ce niveau quasi zéro de l’organisation collective, devrait attirer notre attention d’adultes, de décideurs, d’acteurs. Monsieur Darmanin considère que les préfets, les forces de police et les magistrats pourront répondre efficacement aux comportements désespérés et désespérants de ces jeunes, et je pense qu’il est complètement hors sujet. Il s’agit de comprendre, avant toute réponse musclée, pourquoi ces jeunes ne trouvent pas d’autres perspectives d’organiser leur rapport aux autres que sur le mode de la confrontation. S’affilier banalement à leur territoire de vie leur est difficile. Souvent, pour eux, cela n’a pas vraiment de sens. Ils n’y ont pas forcément de lien affectif ou historique. Oui, il est vraisemblable qu’un match de foot, un concours de slam, un défi organisé, etc. seraient les bienvenus pour permettre à la fois affiliation et confrontation, mais dans un cadre médiatisé par des règles du jeu et par la présence d’adultes qui assurent l’arbitrage, l’encadrement, l’information. Des adultes qui proposent et accompagnent, tout simplement, un processus de socialisation. Livrés à eux-mêmes, de jeunes adolescents peuvent difficilement à la fois jouer le jeu et écrire les règles. Alors, ils ne font que jouer un jeu... Un jeu très dangereux.

ToutEduc : Tout cela s'articule, par ailleurs, et si l'on peut dire, autour des quartiers populaires...

Frédéric Jésu : Bien sûr, tout cela se passe dans les quartiers populaires. Oui, parce que, dans les quartiers et les familles aisés, la question du temps libre des enfants ne se pose pas, ou tout autrement, et qu’elle reste, pour l’essentiel, privatisée. Quand, dans les classes moyennes ou modestes, les familles ont les moyens d’inscrire leurs grands enfants et leurs adolescents dans des associations, des clubs, des ateliers ou, dans les meilleurs des cas, des mouvements scouts, cela donne des perspectives très intéressantes aux jeunes de faire des expériences collectives et progressivement émancipatrices. De se structurer, avec un peu de prise de risque et beaucoup de sécurité individuelle et collective. Dans les quartiers populaires, il y a souvent trop peu d’investissement public ou para public en direction des loisirs éducatifs des jeunes, ceux des garçons et ceux des filles plus encore. Alors si une famille est mal logée, que de surcroît les horaires de travail des parents sont éclatés en tous sens, et qu’elle s’avère impuissante à proposer une activité – sportive, culturelle, citoyenne… – suffisamment structurée pour intéresser son enfant, et accessible financièrement, à qui la "faute" ? Plutôt que de réactiver la méfiance chronique à l’égard des "parents démissionnaires", les ministres et l’État seraient mieux inspirés d’interroger les collectivités locales et de maintenir, avec l’aide des CAF, les moyens financiers dont elles disposent pour développer de véritables projets éducatifs de territoire intégrant une politique de proximité en faveur des temps libres des adolescents. Ces questions seront-elles à l’ordre du jour des prochaines élections départementales ? Auxquelles, malheureusement, trop de parents encore ne sont pas autorisés à participer.

ToutEduc : Et sur le plan pédagogique ?

Frédéric Jésu : La pédagogie Freinet, par exemple, semble pertinente : le renforcement du collectif d’enfants et l’affirmation de la capacité de chacun à progresser activement avec et par le groupe sont, à l’évidence, essentiels. Les approches dites de "pédagogie sociale" se déduisent d’une sorte de pédagogie Freinet appliquée aux espaces ouverts. Il s’agit pour les adultes – professionnels de l’animation et bénévoles – qui proposent ces approches d’être juste là quand il y a des jeunes, et d’être disponibles... Présents à l’écoute de leurs idées, de leur énergie, de leurs colères, s’il y a lieu, de leur humour, de leur créativité, de leurs manifestations bruyantes dans l’espace public. Et puis d’en faire quelque chose ensemble. Il s’agit autrement dit d’assurer un accueil inconditionnel, permettant d’encadrer et de guider sans diriger, sans motif explicite de "prévention spécialisée", en évitant certes que se produise le pire mais en cherchant aussi à ce que se produise le meilleur. Il y a au total, dans le large domaine de l’éducation populaire, de multiples façons de structurer peu à peu, de mobiliser, de dynamiser un collectif de jeunes, sans renoncer à une perspective intergénérationnelle. Cela n'est pas forcément très coûteux, même si cela requiert un véritable savoir-faire, mais cela nécessite surtout une vraie volonté politique. Une volonté politique aussi, j’y insiste de nouveau, de ne pas se consacrer uniquement aux garçons, au motif qu'ils sont réputés être les plus bruyants, voire les plus violents. Le bruit et la violence des garçons se manifestent au détriment de l’expression des filles, et au prix de leur silence ou, du moins, de l’invisibilité de certaines d’entre elles. Par exemple, on oublie trop facilement que nombre de grandes filles sont souvent cantonnées à la garde des petits frères et des petites sœurs dans les appartements familiaux. Qu’elles sont sous-représentées de fait dans les activités sportives ou culturelles de proximité – quand du moins cette "offre" existe. La question des temps libres éducatifs des filles doit donc également devenir une question politique de premier ordre. La coéducation filles/garçons est une des bases de la formation civique. L’adolescence est le moment de découverte de son corps, de celui de l’autre, de l’altérité, du désir, de la sexualité... Cette découverte peut et doit être accompagnée dans les cadres familiaux et scolaires, mais aussi extrafamiliaux et extrascolaires. Une politique des temps libres des préadolescents et des adolescents doit passer aussi par une réflexion partagée sur la mise en place et l’accompagnement de groupes mixtes.

ToutEduc : Comment faire ?

Frédéric Jésu : Il s’agit encore et toujours de mettre en commun et surtout en cohérence, de façon concertée, les ressources d’un territoire pour construire un vrai projet éducatif. De nombreuses villes ont montré l’exemple à l’échelle municipale ou intercommunale en co-pilotant la dynamique, un peu délaissée par l’actuel gouvernement, de leurs Projets éducatifs de territoire. Des départements, comme la Seine-Saint-Denis, ont bien repéré les enjeux d’éducation globale à leur propre échelle et ont su commencer à analyser la situation et les besoins de leurs jeunes aux âges du collège. Mais ils manquent encore cruellement de moyens, voire de méthodologies inter-institutionnelles, pour répondre à ces besoins. Or, je le répète, les élections départementales sont proches... Pour les Conseils départementaux, ce serait vraiment l’occasion de mettre la question à l’ordre du jour. Il faudrait aussi qu'on continue à entendre les maires, même s’ils concentrent souvent leurs moyens d'action en direction des enfants plus jeunes, parce que, même pour les adolescents, les réponses les plus pertinentes s’élaborent souvent en première ligne, dans la proximité avec les familles, les établissements scolaires, culturels, sportifs, les associations. L’État régalien, quant à lui, est tenté d’activer sa police, sa justice. Mais les décideurs et les acteurs de terrain restent les premiers et les principaux concernés, et ils sont trop souvent laissés seuls, ou isolés dans leurs couloirs de compétences. La démarche coéducative est le meilleur antidote de ces tendances bien françaises aux cloisonnements de l’action publique de proximité.

ToutEduc : Et l’Éducation nationale...

Frédéric Jésu : J’avais mis beaucoup d’espoir dans ce que l’Éducation nationale avait commencé à aborder dans le domaine de l’ "éducation aux choix". Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Il serait judicieux, en tout état de cause, d’étendre cette approche à tout ce qui concerne les activités dites "périscolaires" et "extrascolaires". Mais ne demandons pas aux enseignants de trop s’impliquer dans ces domaines-là, même s’il reste intéressant de développer des passerelles éducatives, au sein et autour des collèges par exemple. Il y a beaucoup de choses à faire en commun, et en lien avec les familles aussi, à partir de la musique, de l’écriture, des arts plastiques, du sport... Et, pour commencer, qu'on ouvre les écoles et les collèges les week-end ! Il faudrait aussi encourager les parents, qui ne sont pas seulement des "parents d’élèves", à se regrouper, à s’organiser entre eux. Favoriser le pouvoir d’agir des habitants est très important. Les parents et les "élèves" sont aussi des habitants. Le pouvoir d’agir des parents, quand ils découvrent ce qu'ils peuvent et savent faire, apporte aussi des solutions collectives à de nombreux problèmes éducatifs. C’est la posture d’accompagnement des professionnels à leur égard qui est alors la plus judicieuse et la plus efficace. Être à côté d’eux, avec eux, c’est faire une partie du chemin ensemble, prendre le risque, mais aussi le plaisir, de l’exploration, de la découverte, du voyage... C’est partager solidairement les aléas des parcours éducatifs des enfants et des jeunes, les siens et ceux des autres. Accompagner, plutôt que surveiller, émanciper, plutôt que seulement protéger, c’est faire le pari de la surprise, d’accepter de parvenir ailleurs que prévu. Et d’espérer que ce risque-là, porteur de sens, nous éloigne des rixes, qui n’en portent guère, sinon celui de nous avoir alertés.

Propos recueillis par Rabah Aït-Oufella, relus par Frédéric Jésu.

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