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Changer de regard pour lutter contre le décrochage scolaire (recherche)

Paru dans Scolaire, Orientation le mercredi 07 mars 2018.

Le décrochage scolaire est-il favorisé par le "mauvais" marché du travail ? Paradoxalement, en effet, un marché du travail morose et l'absence de perspectives d'emploi semblent influer négativement sur l'engagement dans la scolarité et sur le taux de décrochage, alors qu'à l'inverse un marché dynamique aurait tendance à en infléchir la courbe. Cette observation, qui tend à contredire de récentes études américaines sur le sujet, compte parmi les effets de contextes les plus importants identifiés dans le cadre d'un projet de recherche, TEDS (territoires et décrochage scolaire), qui s'achèvera à la fin du mois de mars 2018. Mené sur 42 mois, d'octobre 2014 à avril 2018, par cinq laboratoires sous la houlette du Centre de Recherche en Éducation de Nantes (CREN), ce projet visait "à rendre compte des variations territoriales du décrochage scolaire en France, afin de déterminer des effets de contexte sur ce phénomène et de mieux comprendre la diversité des parcours et des motifs de décrochage des jeunes". Le CREN, le Centre Émile Durkheim (CED), le CNRS DR12 – LEST (Centre National de la Recherche Scientifique délégation Provence et Corse - Laboratoire d'économie et sociologie du travail) et ESO (Espaces et Sociétés - équipe de Caen), ont obtenu pour ce faire un financement de l'ANR (Agence nationale de la recherche) de près de 400 000 euros.

Les chercheurs ont en effet constaté que le décrochage scolaire pouvait être favorisé par un mauvais marché du travail. "L'absence de perspective par rapport à l'emploi favorise le décrochage", explique le coordinateur du projet, Pierre-Yves Bernard du CREN. "Lorsqu'il y a moins d'emplois et un taux de chômage important, on observe un taux de décrochage supérieur à la moyenne, alors qu'à l'inverse un marché dynamique joue sur l'engagement dans la scolarité, donc l'accrochage". Un effet identifié par les économistes du LEST, qui ont croisé pour leurs travaux les données du CEREQ et des données locales. Ce résultat se double, en outre, d'une observation "assez frappante", au regard des entretiens menés par le CREN, qui a de son côté analysé des expériences de décrochages scolaires en recueillant la parole de 3000 jeunes : les chercheurs ont constaté "l'importance donnée au travail dans le choix d'interrompre leurs études, alors même que l'on sait que trouver un emploi après un décrochage est compliqué. Ainsi, quand leur était demandé pourquoi ils avaient interrompu leurs études, beaucoup répondaient qu'ils voulaient travailler ou gagner de l'argent".

Les "périurbains" plus isolés quand ils décrochent

Cette enquête, menée avec Christophe Michaut auprès de jeunes établis en zones urbaines, périurbaines et rurales dans cinq académies, identifie aussi des effets de territoires. Ainsi, ce sont les jeunes des zones périurbaines qui apparaissent les plus démunis face au phénomène, parce que ce sont "les plus isolés, notamment socialement", explique Pierre-Yves Bernard. Ils subissent un double "isolement". D'abord un effet de composition de territoire, car ils ont des origines sociales plus "diffuses", alors que, par exemple, dans les zones défavorisées où les taux de décrochage sont souvent plus élevés existe un phénomène de compensation via une proximité sociale. Les jeunes des territoires périurbains sont aussi plus éloignés de l'offre de remédiation à laquelle ils pourraient prétendre, moins importante et moins diversifiée qu'en territoire urbain. Résultat, constate le chercheur en sciences de l'éducation, "ils restent chez eux, ne font pas les démarches".

En comparaison, si les jeunes des territoires ruraux sont également démunis face à cette offre de remédiation, ils vivent moins mal le décrochage que les premiers car "ils n'ont pas la même représentation du décrochage". "Ils vivent celui-ci davantage comme une sortie, un peu illusoire, vers l'emploi, que comme une rupture avec le système, puisqu'ils expriment le désir de travailler, de faire de l'apprentissage, etc.", observe Pierre-Yves Bernard. En outre, ils ne "déclarent pas forcément une relation conflictuelle avec le système, contrairement aux jeunes urbains". Mais chez ces derniers, même si le décrochage est "vécu comme une rupture", "l'offre plus fournie" leur permet "la recherche de voies alternatives à la qualification".

Une appropriation très inégale des outils de prévention et de remédiation

Enfin, ces travaux montrent que les établissements s'approprient les outils de prévention du décrochage de manière très inégale, alors que c'est "là où les choses se jouent", fait remarquer Pierre-Yves Bernard qui dénonce par ailleurs, pour la remédiation, une "logique de listing administratif anonyme" dont il faudrait "sortir". Il cite à ce titre l'exemple de la plateforme SIEI, le système interministériel mis en place en 2011, qui croise des données de l'Éducation nationale, de l'enseignement agricole, des Missions locales et des Régions et leur a servi de base pour enquêter auprès de 3000 jeunes entre le printemps et l'automne 2015, sur trois académies choisies dans les territoires des laboratoires impliqués, Nantes, Bordeaux et Aix-Marseille, et deux ciblées pour leurs taux de décrochage important, Créteil et Amiens. Ainsi, c'est "une personne extérieure, souvent du CIO, qui fonctionne avec une liste de 9h à 12h puis de 14h à 17h, sur des horaires extrêmement courts...", développe le chercheur. "Et le fichier de Créteil comportait à lui seul 17 000 noms ! C'est énorme pour le CIO, alors qu'il faut du temps !"

Outre "mal fonctionner", l'outil s'avère surtout "très variable selon les territoires", ce que le chercheur soulignait déjà dans un article co-signé avec Christophe Michaut publié le 21 avril 2016 (lire ici). Ainsi, "à Créteil et Amiens, beaucoup de jeunes disaient ne pas avoir été contactés par la plateforme". L'inégalité de traitement tient notamment à deux grands facteurs. D'abord "les écarts entre l'ampleur du décrochage [très important dans ces académies, ndlr], et les moyens dont disposent les territoires. Ainsi, là où il y a le plus de décrocheurs, la probabilité d'être contacté est plus faible", observe Pierre-Yves Bernard.

Pourquoi ne pas basculer le suivi des jeunes aux établissements ?

Pour lui, deux solutions : "mettre davantage de moyens sur ces plateformes", alternative pour laquelle le chercheur dit ne pas "se faire trop d'illusions", ou "basculer la question du suivi des jeunes dans les établissements", "car il peut avoir un lien plus facile avec les familles et les anciens élèves". Un lien d'autant plus utile que ce public reste "très difficile à contacter". Durant leur enquête, les chercheurs ont enregistré une moyenne, "très en-deçà" de ce qui était visé au départ, d'un contact par heure seulement.

Enfin, les trois monographies des territoires de Seine-et-Marne, Cholet et Bordeaux, dressées par l'équipe bordelaise du CED sur la façon dont les jeunes perçoivent les politiques mises en place pour lutter contre le décrochage, ont fait apparaître "une certaine frustration et de la colère", observe encore Pierre-Yves Bernard. Même si, assez logiquement, plus ces derniers bénéficient d'une offre diversifiée en termes de remédiation, plus ils apparaissent satisfaits. Les entretiens individuels effectués avec les jeunes ont été doublés, dans ce cadre, par des "face-à-face" entre ces derniers et des personnels en charge du décrochage.

Les résultats complets du projet scientifique seront présentés à l'occasion d'un colloque programmé à Nantes les 30, 31 mai et 1er juin 2018. L'objectif n'est pas, explique encore le coordinateur du projet, de "faire des préconisations" mais de "déclencher une prise de conscience et de changer le regard sur le décrochage". Par exemple pour ne plus focaliser seulement sur le "contexte des quartiers défavorisés". "Certes ils sont plus touchés par le décrochage", explique le chercheur, "mais cela a un effet trompeur car cela empêche de voir ce qui se passe ailleurs. L'objectif du projet était d'identifier des réalités assez peu mises en avant." Ces travaux ont également démontré "l'importance, pour lutter contre le décrochage, de ce dont peuvent disposer les jeunes, et de leur donner les moyens d'accéder réellement à leurs droits". Cinq articles ont été soumis à des comités de lecture de revues scientifiques, et pourraient être, au moins pour trois d'entre eux qui ont déjà été retenus, publiés entre 2018 et 2019. En plus des rapports intermédiaires annuels établis pour l'ANR et d'une journée d'études couplée avec le séminaire ministériel "Décrochage, territoires et action publique" le 14 novembre 2016 à Paris, le projet avait déjà fait l'objet de plusieurs publications en 2016, dans un numéro de la revue Formation emploi, un numéro de la revue Éducation et formations et un numéro de la revue Espaces et sociétés.

Le site du projet scientifique ici

Le site du colloque ici

Camille Pons

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