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Freinet : ne pas se contenter d'une image et comprendre la complexité de toute pédagogie (un ouvrage de Laurence De Cock)

Paru dans Scolaire le lundi 14 novembre 2022.

Aujourd'hui, "l'héritage des Freinet se perpétue dans des milliers de pratiques de classes. Mais qu'en est-il de leur héritage politique ?" Laurence De Cock s'attache à retracer l'itinéraire politique de ce couple d'instituteurs dont la pensée ne peut être réduite à une technique, à une "méthode", à "un produit fini" : "Il y a bel et bien une historicité de leur pensée et de leurs pratiques pédagogiques, faite de tâtonnement, de virages, de bouffées d'orgueil et d'incertitudes."

Le portrait que dresse l'historienne n'a rien d'une image d'Epinal. Il s'ouvre avec le récit, très documenté, de la journée du 24 avril 1933. L'école où Freinet est instituteur est menacée par une foule (à l'échelle du village) de manifestants. Des menaces de mort sont lancées. Célestin Freinet est au milieu de la cour et sort son révolver : "J'ai là sous ma garde quatorze enfants. Je les défendrai coûte que coûte. Et si quelqu'un pénètre dans les locaux, voilà." L'éducateur prolétarien qui rend compte de cet épisode potentiellement dramatique, évoque des évènements "caractéristiques de l'action fasciste", ce qui donne à l'ouvrage son titre, "une journée fasciste".

Pourquoi commencer par cet épisode ? Il permet à l'autrice de prendre le contre-pied de "l'histoire officielle de l'école républicaine pour en révéler les fragilités, pour en éclairer les non-dits" qui amènent cet instituteur, grand blessé de guerre et pacifiste "à se saisir d'une arme pour clamer son attachement à l'institution scolaire malgré les mauvais coups qu'elle lui porte". C'est aussi le point de départ d'un feuilleton médiatique qui révèle aussi "les fractures politiques propres à la France des années 30". L'Action française "consacre 42 articles à cette affaire", la plupart d'entre eux sont de Charles Maurras, tandis que, pour Le Figaro, Freinet "inocule (à ses élèves) en quelque sorte le virus freudien".

C'est surtout son appartenance au communisme qui lui vaut ces haines. En 1920, Freinet publie ses premiers articles, "où il appelle à la révolution à l'école sur des bases résolument anticapitalistes et internationalistes". Il faut aussi les situer dans le contexte des contradictions des mouvements pédagogiques. La première charte de la "Ligue internationale pour l'Education nouvelle" est "un modèle de syncrétisme entre tous les courants pédagogiques de l'époque". Elle a été rédigée "majoritairement" par Adolphe Ferrière, davantage "soucieux de l'accomplissement individuel des enfants que de justice sociale". En 1932, Freinet décrit la Ligue comme "une association assez hétéroclite où domine trop nettement l'élément anglo-saxon avec une vague idéologie libérale et pacifique", ce qui ne lui plaît pas, même s'il profite du congrès de Nice pour inviter une délégation à Saint-Paul et présenter "son expérience d'imprimerie à l'école". Lorsque survient l'affaire de Saint-Paul, "sa méthode d'imprimerie à l'école et ses revues (...) font déjà référence internationalement".

Cette "journée fasciste" est encore l'occasion, par petites touches, de dresser le portrait d'un homme fragile physiquement, il a eu un poumon perforé, mais aussi dépressif, procédurier parfois, et qui se trouve pris entre sa situation sociale, celle d'un petit instituteur d'un village de province, et sa notoriété qui ne le protège pas des vexations. Le pédagogue ne correspond pas non plus à l'image d'Epinal. "Rien n'indique que Freinet se soit entièrement converti aux pédagogies actives (...). Lorsque l'imprimerie s'invite dans sa classe, c'est pour s'insérer dans une pédagogie traditionnelle."

Contrairement à sa légende, sa pédagogie ne doit pas tant à la nécessité d'adapter son enseignement aux conséquences de sa blessure de guerre, qu'à ses lectures, Dewey surtout, et plus encore à son épouse dont l'autrice s'attache à montrer l'influence. "Freinet n'a pas puisé dans la guerre son arsenal pédagogique, qui est surtout le produit de l'Education nouvelle et du travail d'un couple de pédagogues et militants." Elise joue un grand rôle dans l'évolution de son époux. Tuberculeuse, elle attribue sa guérison à "Vrocho", Basile André Vrochopulos qui prône "la sudation, l'hydrothérapie, une alimentation basée uniquement sur les fruits et légumes, et des techniques de respiration". Un "réseau naturiste se développe dans le monde de la pédagogie" et il est "à la base de la pédagogie de nouvelle école de Vence".

"L'effacement d'Elise n'est pas seulement dû aux effets de l'invisibilisation des femmes, il est aussi le fait d'Elise elle-même qui a oeuvré à installer Célestin dans la postérité" avec un ouvrage paru en 1977, Naissance d'une pédagogie populaire, qui "relève de la mythification". Laurence De Cock prend le risque de la vérité historique aux dépens de la légende, mais ce couple, avec ses contradictions, ses faiblesses, ses compromissions parfois, apparaît d'autant mieux dans son humanité et sa vigueur intellectuelle.

"Une journée fasciste, Célestin et Elise Freinet, pédagogues et militants", Laurence de Cock, Agone, 232 p., 19€

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