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"Le rapport Torossian/Villani lave-t-il plus blanc ?" - Une tribune de Michel Delord

Paru dans Scolaire le mardi 18 février 2020.

Michel Delord, professeur de mathématiques, conseil de la Société mathématiques de France (2002 - 2008) nous adresse cette tribune, que nous publions bien volontiers. Selon la formule consacrée, ses termes n'engagent que son auteur. Vous trouverez ci-dessous l'introduction à une démonstration en sept parties. 

Le rapport Torossian/Villani lave-t-il plus blanc ? Faut-il une grande lessive ? Ne faut-il pas le voir comme la nième variante aggravée d’une agitation vaine et sans principes ?

Le rapport Torossian Villani, nième variante aggravée d’une agitation vaine et sans principes

Principale réforme depuis les années 1880, la réforme des maths modernes pour le primaire, négation de la méthode intuitive et de « l’arithmétique scolaire »  chères à Ferdinand Buisson, s’est révélée très tôt être un échec.  À partir de 1975/1980, on passe de la période des maths modernes, période « d’illusion langagière » selon la terminologie chère au mathématicien et pédagogue Rudolf  Bkouche, à un système de pensée que le même appelle « activisme pédagogique » [1]. Cet activisme considère, au nom du concret, que toute forme de réflexion systématique et de formalisation, toute forme de recherche de cohérence  est une rechute vers le formalisme contre intuitif des maths modernes. S’il est vrai que toute rationalisation peut dégénérer en pensée formelle aussi stérile que creuse– et les maths modernes en sont un exemple –, il est faux d’affirmer que toute forme de réflexion systématique et de formalisation prendra obligatoirement cette voie. L’admettre serait nier l’existence même des mathématiques dont on peut difficilement dire qu’elles ne nécessitent pas une certaine dose de cohérence et de réflexion organisée et organisatrice (à tous les niveaux même si elles ne sont pas « identiques » à chaque niveau).  

Théoriquement, « l’activisme pédagogique » tend à négliger la nécessité de cohérence des contenus enseignés et sa persistance cumulative rend de plus en plus impossible l’accès à toute forme de rationalité. Pratiquement la domination de cette tendance revient à lancer systématiquement les élèves dans des activités diverses et variées sans souci de rattacher ces activités à une pensée systématisée.
En ce sens,  le rapport Torossian/ Villani est bien « la nième variante aggravée d’une agitation vaine et sans principes ». Ce n’est qu’une des  plus récentes expressions d’un courant pédagogique quarantenaire aux effets néfastes : on trouvera en [Note2] quelques textes de références de ce courant de pensée.

Globalement, on peut me dire : « l’analyse que vous défendez est partielle », « la majorité de vos affirmations ne sont pas argumentées » ou « vous oubliez le rôle de la Chine »… C’est vrai et d’autant plus gênant que le rôle de la Chine est bien loin d’être négligeable dans la perspective qui nous intéresse. Mais il est impossible d’agir autrement dans un texte aussi court et lorsque l’on traite supra en vingt lignes l’évolution de l’enseignement des mathématiques  de 1880 à nos jours.  Mais s’il y a des points obscurs, on peut toujours me demander des éclaircissements...

La  question des « programmes » ou La question des programmes

Dans les sept parties qui suivent cette introduction, on se contentera, pour diverses raisons, de l’analyse des 21 mesures du rapport et de leurs conséquences en se limitant à celles qui correspondent à la partie initiale de l’enseignement primaire, « cohérence verticale » oblige.

Pour ce faire, il n’est pas inutile de revenir d’abord sur une question qui joue directement ou indirectement, explicitement ou implicitement un rôle essentiel dans le contenu, l’argumentation et les conséquences « pratiques »du rapport : il s’agit de la question des « programmes ».

Entendue au sens étroit – sans les guillemets –, c’est déjà une question fondamentale puisque la référence mondiale en évaluation qu’est TIMSS considère, à la suite d’une importante enquête internationale, que [3]
 « la qualité des programmes est  le facteur qui joue le rôle central dans la qualité d’un système scolaire : Ce qui importe est le programme : on ne récolte que ce que l'on a semé ».  Le rajout de guillemets à « programmes » ne diminue pas l’importance accordé à ceux-ci ; il signifie  que la matière correspondant à cette « question des programmes » ne s’y limite pas ; elle couvre tout ce qui concerne les contenus disciplinaires et les progressions. En ce sens, c'est-à-dire si l’on ne commence pas par séparer pas la question des programmes de celles des progressions, on doit souligner ici l’importance de deux formes d’interdisciplinarité – qui sont fondamentalement des problèmes de cohérence – que sont
- l’interdisciplinarité classique « horizontale » entre matières et entre  divers éléments d’une même matière (la cohérence calcul / géométrie est fondamentale)
- « l’interdisciplinarité  verticale » qui s’intéresse à la cohérence des progressions (y compris à « la cohérence des changements de cohérence »)  

Méthodologie et calendrier

Le texte « Le rapport Torossian/Villani lave-t-il plus blanc » dont vous lisez actuellement l’introduction comprend sept parties qui paraitront à un rythme globalement hebdomadaire :

Partie I) Une fois de plus, de l’importance fondamentale des progressions et des contenus disciplinaires (ici)
Partie II) Torossian et Villani lavent plus blanc : la question des programmes
Partie III) Torossian et Villani lavent plus blanc : « l’hypothèse de l’effet cumulatif »  
Partie IV) Torossian et Villani lavent moins blanc : la vengeance des programmes
Partie V) Le niveau monte et descend, à la fois
Partie VI) La peur panique du « par-cœur » : tables  de multiplication et pratique de la division
Partie VII)  On aurait pu être beaucoup plus bref : ce rapport commençait très mal…

La partie I de ce texte est publiée avec l’introduction et présente la question des « programmes » au sens large, c'est-à-dire celle des contenus disciplinaires et des progressions sans s’intéresser aux 21 mesures du rapport Torossian/Villani. La critique – partielle – des 21 mesures occupera les parties II à VII  de ce texte et paraitront ultérieurement.
Pour éviter autant que faire se peut les malentendus, je voudrais rappeler la méthodologie et la problématique  qui sous-tendent ce texte. On peut considérer, et c’est d’autant plus vrai en France, que la principale rupture dans l’enseignement primaire depuis les 20 dernières années du XXe siècle jusqu’à nos jours est la réforme des maths modernes qui a introduit de nombreux changements fondamentaux reconnus comme tels aussi bien par ceux qui les approuvent que par ceux qui les combattent.

Il est donc logique, pour donner un cadre à l’analyse de ces réformes, de  commencer par faire ce qui n’a pas été fait (et encore moins systématiquement fait)
- lister avec précision les principales questions qui sont l’objet de ruptures fondamentales au tournant des années 60/70,
- examiner toujours avec précision les raisons qui ont été données à l’époque pour supprimer une problématique et/ou en introduire une autre et en tirer un bilan explicite.
L’acuité de la critique des maths modernes faites à partir des années 70/75 par le courant « activiste » est faible car encore trop proche du corpus théorique de cette conception avec laquelle elle ne rompt pas vraiment : par exemple la réforme des maths modernes supprime LA notion centrale fondatrice de l’arithmétique (et donc de la résolution de problèmes), celle de nombre concret. Cette notion, extrêmement riche, est non seulement toujours hors-programme en 2020, mais est même rendue impensable dans la logique de la rédaction actuelle des susdits programmes.

À mon sens, mais cela mérite débat, on peut dire que, sur toutes les questions essentielles de l’enseignement des mathématiques pour le primaire, les critiques faites par les réformateurs de 1970 à l’ancienne problématique « arithmétique » sont toutes au mieux sans valeur et la plupart du temps pratiquement et structurellement nocives. 

Michel Delord, le 18/02/2020

Note 1: Rudolf Bkouche, L'enseignement scientifique entre l'illusion langagière et l'activisme pédagogique, 1992. (ici)

Note 2: Quelques textes  du courant de « l’activisme pédagogique »
1982, UK:  The Cockcroft Report, Mathematics counts (ici)
1984, FR, Calcul numérique,  Commission Permanente de Réflexion sur l’Enseignement des Mathématiques (COPREM), MEN CRDP Strasbourg Dépôt légal 1987
Extraits (ici)
1999, USA: Principles and Standards for School Mathematics, National Council of Teachers of Mathematics (NCTM) (ici)
2002, FR: L’enseignement des sciences mathématiques, Rapport de la commission Kahane (ici)
2004, UK: Smith Report, Making Mathematics Count (ici)
2006, USA: Curriculum Focal Points for Prekindergarten through Grade 8 Mathematics. NCTM (ici)

Note 3:
W. Schmidt, R. Houang, and L. Cogan, A coherent Curriculum: The Case of Mathematics,
in American Educator, Summer 2002, page 2-3 (ici).


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