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Quand un professeur de français résiste à la demande sociale et à la perte de sens de son métier (tribune)

Paru dans Scolaire le lundi 25 mars 2024.

Mathieu Billière, professeur de lettres, vient d'adresser une lettre ouverte à ses élèves, que nous publions bien volontiers. Il leur explique pourquoi il refuse de leur donner "des explications de textes toutes faites", à apprendre par coeur pour les restituer le jour de l'examen, sans s'impliquer en rien. Les premières réactions qu'elle a suscitées montrent que le sentiment d'une "perte de sens" est largement partagé par nombre de ses collègues qui donnent du contenu à cette expression. Selon l'expression consacrée, ses opinions n'engagent que leur auteur.

"Chèr·es élèves

    Depuis la réforme de l’épreuve orale du bac français, vous êtes quelques un·es à me demander régulièrement des explications de texte toutes faites. Ça m’agace profondément, et il faut maintenant que je vous le dise : non, je ne vous donnerai pas des explications toutes faites.
    Voici pourquoi :
 
    Je suis professeur de lettres, pas répétiteur. Mon métier ne consiste pas à faire de vous de bons petits robots qui vont dérouler parfaitement leur récitation mais de futurs citoyens éclairés, libres et autonomes. Comme je vous le dis souvent, ce que vous apprenez chez moi ce sont des notions qui pourront vous servir, comme à un ouvrier ses outils, à développer une lecture attentive et critique des textes qu’on vous propose, à l’école, pour l’examen, puis partout ailleurs.
    En classe, je ne vous dicte pas mon cours, je ne me tiens pas en chaire pour dérouler ma splendide explication que vous vous dépêchez de prendre en note en me demandant régulièrement de répéter ce que je viens de dire. Je ne suis là ni pour vous fasciner avec ma brillante intelligence, ni pour vous formater en vue d’une amélioration des résultats de l’établissement.
    A l’inverse, je vous distribue un texte et je vous demande, collectivement, d’y réagir, parce qu’on n’apprend pas à nager en restant au bord du bassin. Pour cela je crée un cadre en organisant la prise de parole, mais c’est vous qui faites des observations, qui réagissez. A moi ensuite de vous guider en vous donnant des trucs et en vous rattrapant quand vous dérivez, la fameuse “méthode”. C’est de cette façon que vous acquérez de l’expérience, des savoir-faire, lesquels vous permettront par la suite de vous sortir de toute situation en rapport avec un texte : commentaire, explication linéaire, contraction, etc. Ce quel que soit le texte, sans limite de taille (20 lignes ou 500 pages, peu importe), le genre (y compris des textes non littéraires a priori, y compris un tract politique ou un contrat de travail). C’est mon métier, c’est le rôle de l’école. Je vous invite à lire l’article L.111.1 du code de l’éducation pour bien saisir ce que ça signifie, je vous cite par exemple la formule suivante : "Le droit à l'éducation est garanti à chacun afin de lui permettre de développer sa personnalité, d'élever son niveau de formation initiale et continue, de s'insérer dans la vie sociale et professionnelle, d'exercer sa citoyenneté.". Vous pourrez même, en le lisant, exercer votre esprit critique et vous demander s’il n’y a pas quelques écarts entre la loi et la pratique de l’autorité étatique.
    En bref, mon enjeu est de participer à faire de vous des individus autonomes, tout l’inverse de simples exécutants. Si vous ne voulez pas, par exemple si vous ne proposez rien en classe, j’en suis triste pour vous. Si vous tenez absolument à avoir des choses à apprendre par cœur pour les réciter, pas de problème : les textes que vous présenterez à l’oral sont au programme, ou au moins sont connus, vous trouverez en deux trois clics une belle explication toute faite, vous n’avez pas besoin de moi.
    Mais sachez une chose : je suis aussi correcteur et jury d’oral. Si un·e candidat·e se pointe et me récite par cœur un truc appris à l’avance (ça se voit tellement), je ne lui donnerai pas plus de quatre points sur les huit possibles. Si un·e candidat·e se présente et me propose une explication moins carrée mais clairement venue de sa réflexion personnelle, je peux monter sa note très vite. Ce n’est pas un caprice de ma part, c’est une consigne officielle : "pour autant, les épreuves orales des EAF ne peuvent viser à évaluer la qualité de l’explication produite par le professeur, et la vitesse de débit permettant de restituer à rythme soutenu un discours mémorisé ; elles doivent au contraire évaluer la capacité d’un candidat à circuler dans le sens d’un texte qu’on l’a aidé à comprendre, et à s’approprier."
A vous de voir.

(voir Eduscol ici, ndlr).

Voici quelques réactions de ces collègues du collectif "Lettres vives"

- "J'ai eu des candidat•es à l'oral entièrement formaté•es. Tout était appris par cœur (...).. J'ai parfois interrompu des présentations d'oeuvre à l'entretien (...). Je posais une question. Panique de certain•es. J'ai eu des plaintes : je posais des questions trop difficiles et déstabilisantes ! Les questions étant : avez-vous aimé cette lecture? Quel personnage vous a marqué•e particulièrement et pourquoi?"

- "J'ai même croisé des collègues qui formatent complètement l'oral du mois de juin en dictant aux élèves des "exposés" adaptés au temps de l'épreuve."

- "Le formatage est souvent la demande explicite des élèves (...). Tout ça n'a plus guère de sens..."

- Une autre craint "le discrédit total de notre discipline à cause de toute ça, dans l'opinion publique et jusque dans nos salles des profs".

- "À ce stade je ne sais plus quoi faire en dehors de tenir bon autant que possible."

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