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Tribune : "La pédagogie est un combat social" (Grégory Chambat)

Paru dans Scolaire le lundi 13 octobre 2014.

ToutEduc publie bien volontiers cette tribune que lui a adressée Grégory Chambat, militant de "N'Autre Ecole", mais ses propos n'engagent que leur auteur.

"Lancement d'une association de parents d'élèves par Farida Belghoul, initiatrice de la Journée de retrait, hommage appuyé de Jean-Paul Brighelli au programme éducatif du FN, refus par le maire frontiste de Beaucaire d'inscrire des enfants "étrangers" dans les écoles de sa commune, déclarations de Michel Onfray selon lesquelles défendre l'idée "d'apprendre à lire, écrire et compter serait devenu réactionnaire". Ces dernières semaines, les postures et les propos réactionnaires sur l'école ont fait la une de l'actualité.

Les rentrées scolaires sont une occasion sans cesse renouvelée de se pencher sur l'état de l'école et peut-être aussi, pour beaucoup, une invitation à porter un regard empreint de nostalgie sur son enfance... La rentrée 2014, quant à elle, a surtout été marquée par une multiplication d'attaques et de provocations réactionnaires complaisamment relayées dans les médias. Longtemps considéré comme une insulte, ce terme de "réactionnaire" est aujourd'hui revendiqué et encensé...

L'école se retrouve non seulement au cœur d'une révolution conservatrice mais elle apparaît aussi de plus en plus comme le champ d'intervention privilégié de cette offensive. Jacques Rancière l'avait déjà souligné dans son ouvrage La Haine de la démocratie quand il écrivait : "C’est, de fait, autour de la question de l’éducation que le sens de quelques mots – république, démocratie, égalité, société, a basculé."

Depuis Socrate, déplorant la perte du sens civique des adolescents athéniens, on sait que le niveau n'en finit pas de baisser... Sauf que ces éternelles lamentations ne trouvent un écho profond que lorsqu'elles entrent en résonance avec un contexte social qui leur est favorable : quand la peur de l'autre (le "barbare"), la haine de l'égalité (rebaptisée "égalitarisme"), du progrès et de la démocratie (considérés comme démagogiques) réactivent les tentations d'un retour à l'ordre scolaire ancien, à la ségrégation sociale et à l'éloge des valeurs traditionnelles (religieuses, morales, nationalistes...)

L'histoire de cette mouvance, adepte de la « pédagogie noire », recoupe celle des grandes crises sociales : l'Ordre moral bâti sur les ruines de la Commune de Paris ; dans le sillage de l'affaire Dreyfus avec l'antisémite Drumont qui s'acharne contre Paul Robin, précurseur de la mixité scolaire ; en 1909, dans la très catholique Espagne où le pédagogue Francisco Ferrer est assassiné par les fanatiques du sabre et du goupillon ; quand l'Action française, dans les années 30, contraint Célestin Freinet à démissionner ; sous Vichy qui rend responsable l'école de la République et ses instituteurs de la défaite et décide de les remettre au pas, lors de la guerre d'Algérie quand les animateurs des Centres sociaux éducatifs sont assassinés par l'OAS à quelques heures des accords d'Evian, au lendemain de Mai 68 lorsque le pouvoir resserre la vis dans les établissements scolaires, en 1984 avec le passage de Chevènement au ministère de l'intérieur sonnant la fin de "la récréation pédagogique" en parallèle au tournant de la rigueur...

La renaissance et le renforcement du courant "réac-publicain" depuis une vingtaine d'année semble aujourd'hui entrer dans une nouvelle phase. L'overdose éditoriale de pamphlets contre l'école ne suffit plus, il s'agit de passer à l'acte : les Journées de retrait fustigeant l'égalité entre les sexes, l'hommage appuyé au programme éducatif du FN – lui-même directement inspiré de la prose des "anti-pédagogues", les dérapages incontrôlés, comme il y a quelques jours à la radio où les programmes d'histoire sont accusés de "fabriquer" non plus seulement des "crétins" mais des "djihadistes"... Quiconque prend le temps de lire l'un de ces ouvrages y découvre avec effroi le déchaînement de la haine, le mépris et la violence des propos qui semblent seuls tenir lieu d'argumentation.

Le FN ne s'y est pas trompé, lançant son collectif Racine, animé par des militants de la droite la plus extrême ou des transfuges du chévèmentisme. Son programme est un copier-coller de la prose des réac-publicains, "l'enracinant" dans l'intérêt jamais démenti de l'extrême-droite pour l'école, de Drumont à Le Pen en passant par Maurras ou Pétain. Que nos pamphlétaires jugent bon de saluer ce programme en dit long : s'agit-il, pour "sauver l'école", d'applaudir aux mesures que les nouveaux maires FN prennent comme à Beaucaire ou l'inscription des enfants étrangers a été refusée dans les écoles de la commune afin de protéger les "petits Beaucairois de souche" ?

Le "retour aux fondamentaux", le rejet de la pédagogie, la nostalgie de la ségrégation sociale, le culte de l'élitisme sont habilement instrumentalisés par le libéralisme. Le précédent quinquennat nous l'a assez démontré : disparition de la formation professionnelle, remise en cause de la carte scolaire, célébration du "curé", mise au pas des personnels... sans que le "redressement" du niveau ne soit au rendez-vous ! L'ordre, pour ces gens-là n'est moral (ou compétitif) que lorsqu'il se dresse pour défendre les privilèges et nourrir les fantasmes, leur peur des "barbares". "La Guerre aux pauvres commence à l'école" observait il y a quelques mois le philosophe Ruwen Ogien.

En face la gauche, après avoir rallié l'économie de marché dans les années 80, emprunté le virage sécuritaire au milieu des années 90 semble aujourd'hui abandonner toutes ambition émancipatrice en matière d'éducation. Dès lors les sirènes réactionnaires attirent certains intellectuels de gauche ou même de la gauche de la gauche. Méconnaissance ? Dérapage ? Soumission à l'ère du temps ? Finalement en se résignant à ne plus lutter pour changer la société on en arrive à ne plus vouloir non plus changer son école... On offre alors à ses adversaires leur plus grande victoire : confisquer toute critique des tares du système éducatif à leur seul profit. Face aux réactionnaires, il ne s'agit surtout pas de défendre l'école telle qu'elle est mais bien de poursuivre le combat pour la transformer, de réactiver l'histoire de sa contestation en acte, dans les classes, dans les établissements. Oui, la pédagogie est "un sport de combat", contre les inégalités, les injustices. Pour paraphraser Freinet rappelant que la démocratie de demain se construit dans les écoles d'aujourd'hui, les tentations totalitaires peuvent aussi s'y enraciner dès maintenant. Il est temps de réaffirmer l'égalité des intelligences et qu'il existe deux manière d'éduquer et d'enseigner. La question n’est pas de choisir entre "la pédagogie" et "la non-pédagogie", mais entre deux conceptions de l’éducation. En ce sens, il y a cohérence entre les choix pédagogiques des réac-publicains ou du FN et leur projet social. Cette cohérence, il convient de la mettre à nu et de la présenter à ceux et celles qui pourraient être séduits par un discours nostalgique simpliste et de plus en plus répandu. Parallèlement, ce décryptage doit aller de pair avec la recherche d’une mise en cohérence entre notre volonté de changer la société et nos pratiques pédagogiques, ici et maintenant.

Grégory Chambat, professeur en collège à Mantes-la-Ville (78), membre du collectif d'animation du site Questions de classe(s), dernier ouvrage paru L'École des barricades, éditions Libertalia (voir ToutEduc ici, voir aussi Jean-Michel Barreau, Critique des formes réactionnaires, Les éditions du Panthéon, 2013).

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