Et si les adolescents écrivaient plus, et mieux, que ne le pensent les adultes ? (Thèse)
Paru dans Scolaire, Périscolaire, Culture le dimanche 06 avril 2014.
"En observant les pratiques d'écriture sur réseau social numérique et sur téléphone mobile, il me semble fondé de penser que l'écriture est l'outil d'individuation le plus pertinent pour les adolescents." Élisabeth Clément-Schneider présentait samedi 5 avril sur France Culture (Place de la toile), la thèse qu'elle a soutenue à Caen à l'automne dernier sur les usages que les lycéens font de l'écrit. Son enquête ethnographique sur Facebook et parmi les élèves de deux établissements scolaires l'amène à récuser les termes habituellement employés pour décrire "des adolescents considérés comme appartenant à un univers de l’image, du flux et maîtrisant de manière quasi innée les outils du numérique". Elle s'oppose aux déplorations sur la "disparition de la civilisation de l'écrit" mais aussi aux analyses générationnelles sur les "digital natives".
En réalité, les usages sont loin d'être homogènes. Que penser de Juliette qui dépose sur Facebook des textes "adressés à sa grand-mère décédée plusieurs mois auparavant"? Très intimes, ces textes sont lus "par son réseau d’amis par lesquels certains 'aiment' mais aucun ne commente", car les règles du jeu sont claires pour tous, même si elles sont constamment réélaborées : ils sont donnés à lire, pas à partager. Et cette adolescente "écrit beaucoup sur toutes sortes de supports : feuilles de classeur ou feuilles blanches, SMS, Facebook (...) Quand elle veut exprimer ses émotions, elle le fait sur des feuilles volantes qu’elle range dans une boîte ou qu"elle jette selon les cas."
Des jeux vidéo... transposés sur des cahiers
D'autres transposent sur des cahiers enluminés des jeux de rôle du type "Donjons et dragons", et y jouent sans ordinateurs. Les SMS peuvent être très soigneusement écrits, et conservés : "y'en a que je relis tout le temps", explique Clara. Le choix de la police de caractères intervient aussi comme processus d'identification.
Le numérique "a permis l’émergence de formes d’écriture radicalement différentes" et "les adolescents écrivent beaucoup, tant sur des supports imprimés que sur des supports numériques. Les écrits qu’ils produisent (...) traversent les modes de publication : du papier en classe à la page Facebook en passant par les SMS stockés. Tous ces écrits (...) s’inscrivent dans des configurations provisoires (...) Ecrire un SMS selon le moment, l’heure et l’activité de l’adolescent sera un acte de réassurance ou une rupture au dispositif scolaire qu’il refuse ou encore l’ingrédient pour favoriser une relation amoureuse naissante."
Ruser face aux attentes des enseignants
Ces jeunes sont également très au fait de la distance entre virtuel et réel. L'auteure interroge une jeune fille : "Quel espace dit le plus qui tu es ? Twitter , Facebook , à l’internat ? Elle m’a répondu que pour la connaître, il fallait la voir en vrai. Sur Facebook ou sur Twitter, ce sont des ' petits bouts de moi' (...)" Sur Facebook, elle a construit un "soi fictionnel". Ses amis "ne s’y trompent pas". Telle autre a deux pseudonymes, "selon le type de message qu’elle veut déposer, "l'un pour les demandes authentiques, dont elle pense qu’elles peuvent être mal jugées, donc risquées pour son orgueil, un autre pour se défouler et être trash." Elle écrit "sur toutes sortes de supports, papier comme électronique, fabriqués par elle ou non, partagés ou farouchement privés, publicisés ou dissimulés derrière un pseudonyme."
Certes "celui qui a l’occasion d’accéder à des pages internet peut porter un jugement négatif sur les adolescents et les propos tenus (...) On peut tout autant envisager qu’il s’agit d’un jeu social sérieux (...) L'écriture, outil de l'ordre scolaire, support de savoir, mode de restitution, outil de vérification, d'évaluation donc du côté de la stratégie, semble aussi être un outil d'émancipation, de la communication non voulue. L’écriture serait pour les élèves un outil permettant la ruse dans les élaborations institutionnelles que présente le lycée et face aux attentes des enseignants en particulier."