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Apprendre à lire : le code suffit-il ? (J. Fijalkow répond à Bruno Suchaut)

Paru dans Scolaire le mardi 25 mars 2014.

Le Café pédagogique a publié un "document de travail" titré "7 minutes pour apprendre à lire". Malgré la mise en exergue du temps consacré aux apprentissages, ce texte met surtout en évidence l'intérêt d'un travail systématique sur la phonologie selon ses auteurs, Bruno Suchaut (URSP), Alice Bougnères (IREDU) et Adrien Bouguen (Ecole d’économie de Paris). ToutEduc a demandé une analyse à Jacques Fijalkow, professeur émérite (UMR EFTS, Université de Toulouse-le Mirail) et notamment auteur de La Lecture (Le cavalier bleu) et de Entrer dans l'écrit (Magnard). Nous publions en libre accès ce document qui montre que "la science" ne met pas fin au débat.

Apprendre à lire : le code suffit-il ?

Le train de la lecture à l’école s’est engagé dans un étroit tunnel phonologique à la suite du coup de force du ministre Gilles de Robien qui, en 2005, a remis les pendules de l’enseignement de la lecture en France à l’heure de la pédagogie d’il y a un demi-siècle. C’est dans ce contexte que s’inscrit le texte de Suchaut, Bougnères et Bouguen (2014). Considérant comme tant d’autres la vérité du moment ("la recherche scientifique internationale") comme une vérité éternelle et non comme une vérité imparfaite, il est représentatif d’un mode de pensée hégémonique et dès lors dogmatique (voir Fijalkow, 2009). Ce texte nous fournit l’occasion d’indiquer les limites des conclusions que l’on peut tirer de ce type de recherches, avant de montrer qu’il existe d’autres façons de voir et de soutenir, à l’aide de quelques exemples, que penser la lecture de façon plus large ouvre sur des perspectives plus prometteuses.

Sur le plan méthodologique

Rappelons que l’étude référée porte sur un groupe d’élèves ayant obtenu en fin de grande section des résultats très faibles dans des épreuves de conscience phonologique et qui a dès lors suivi un stage d’été de trois semaines. Lors de celui-ci, à raison de cinq jours par semaine et de deux heures par jour, ces élèves ont été soumis à un entraînement intensif de conscience phonologique et d’enseignement du code sous l’hypothèse que ceci leur permettra de mieux mener à bien leur apprentissage de la lecture au CP. Un groupe témoin d’élèves ayant des caractéristiques comparables et qui n’a pas suivi ce stage a été mis en place. Dans la logique de ce dispositif à deux groupes, on s’attend à ce que le groupe expérimental parvenu au CP obtienne de meilleurs résultats que le groupe témoin. Si tel est bien le cas, quelles conclusions peut-on en tirer ?

Si l’on en conclut que l’entraînement permet de meilleurs résultats au CP des élèves qui y ont été soumis, il n’y a rien à redire, mais dire que c’est le fait d’exercer la conscience phonologique et d’apprendre le code qui en est responsable est une tout autre chose. Cette conclusion serait outrancière car une telle expérience met en jeu deux effets : un effet spécifique (la conscience phonologique et le code) et un effet d’entraînement (le fait de bénéficier d’un entraînement pendant l’été et de la mobilisation des enseignants, des parents et des élèves qui va de pair). Pour séparer ces deux effets, il faudrait que le dispositif comporte un troisième groupe, dit groupe contrôle, dans lequel des élèves comparables seraient soumis à un autre entraînement. Ce groupe, bénéficiant également d’un effet entraînement, mais pas de cet entraînement spécifique, permettrait de voir dans quelle mesure les effets observés sont imputables au fait d’avoir connu trois semaines de classe supplémentaires pendant que le groupe témoin était en vacances. La plupart des expériences en éducation, trop focalisées sur les facteurs spécifiques, oublient cet aspect essentiel bien mis en évidence dans les recherches relatives à l’effet Pygmalion (Rosenthal et Jabobson, 1994). Leurs conclusions théoriques sont de ce fait invalidées.

Si, sur le plan explicatif, ce dispositif ne permet pas de conclusion claire, la question est de savoir si toutefois, sur le plan pratique, il permet des progrès des élèves. Or si les auteurs font état d’un effet positif du stage sur les compétences des élèves à l’entrée au CP, ils ne sont pas en mesure de conclure sur un tel effet en fin de CP, ce qui laisse évidemment le lecteur sur sa faim. Dans le cas, optimiste, où ces résultats montreraient que le stage répond bien aux espoirs placés en lui, que pourrait-on en conclure sur le plan pratique, au-delà de cette expérimentation estivale ? Les auteurs le disent honnêtement dans leur texte : ce dispositif ne peut pas être repris tel quel dans les classes : il mobilise trop de temps d’enseignants sur trop peu d’élèves et sur un objet trop petit pour pouvoir être reproduit tel quel dans l’ordinaire de la vie scolaire.

En bref, sur le plan explicatif nulle conclusion ne peut être tirée et, sur le plan pratique, ce dispositif n’est pas transférable. La conclusion s’impose : l’intérêt de cette expérimentation est très limité.

Sur le plan théorique

L’entraînement effectué dans ce stage d’été repose sur une conception étroite de la lecture qui fait de la conscience phonologique et du code les fondements du savoir lire. Cette conception, issue d’une tradition plurimillénaire, puisqu’elle date de l’Antiquité (Marrou, 1965), a trouvé dans la psychologie cognitive actuelle un soutien universitaire qui lui apporte une nouvelle légitimité. Or, sur le fond, cette conception est doublement étroite : elle limite l’enseignement de la lecture à la question de la langue et, dans la langue, elle ne reconnaît que la phonologie. 

Si on s’en tient aux aspects linguistiques, il existe une conception parallèle qui privilégie le sens, tout comme la conception discutée privilégie le code. C’est ce qui est communément signifié quand on parle de "méthode globale". Les auteurs qui correspondent à cette position alternative sont Smith et Goodman dans le monde anglophone, Charmeux et Foucambert dans le monde francophone. Cette conception apparaît tout aussi étroite que la précédente dans la mesure où elle privilégie un seul aspect de la langue.

Une troisième conception ne se satisfait pas de ce choix binaire entre le code et le sens. Elle considère en effet que l’un et l’autre sont nécessaires à l’apprentissage, à condition toutefois que le sens soit premier et que le code ne soit qu’un moyen d’y accéder. A la différence des deux précédentes, il s’agit donc d’une conception plurielle de la lecture. De plus, selon cette troisième conception, l’apprentissage de la lecture ne saurait se limiter à ces aspects linguistiques. Pour rendre compte de cet apprentissage, il faut prendre en considération l’école dans son ensemble et le sujet apprenant, deux catégories de facteurs qu’ignore toute conception étroite de la lecture.

Une recherche-action

La recherche-action ECLEC (ECriture-LECture) que nous avons mise en œuvre dans différents contextes scolaires est une illustration de cette troisième conception. Elle repose sur cinq principes : 1) C’est l’enfant et personne d’autre qui décide s’il veut ou non apprendre à lire; 2) Le contexte social et affectif de la classe est capital car il conditionne l’apprentissage ; 3) La langue écrite est une langue ; pour qu’elle soit apprise facilement, elle doit être enseignée socialement, c’est-à-dire dans des situations de communication ; 4) Les textes à lire doivent être proches de la langue parlée par l’enfant ; 5) Sur le plan cognitif, comprendre la nature et la structure de la langue écrite est le problème le plus difficile à résoudre par les enfants car c’est la première fois qu’ils rencontrent un système aussi complexe (avec trois aspects distincts : phonologique, significatif, graphique). La clarté cognitive concernant la langue écrite est nécessaire pour apprendre à lire, mais clarté et apprentissage sont dans une relation de causalité réciproque. Sans développer ici la façon dont ces principes sont mis en œuvre, nous nous contenterons d’évoquer les résultats obtenus dans différents contextes.

Le premier contexte est celui d’écoles de l’Aude, soit 769 enfants de 5 à 6 ans (19 classes de recherche-action et 29 classes témoin). L’étude effectuée par l’IREDU (Le Bastard et Suchaud, 2000) montre que les enfants des classes de recherche-action commencent leur CP avec un meilleur niveau de lecture et d’écriture que les enfants comparables par ailleurs mais venant de classes à pédagogie classique. Ceci est vrai dans tous les domaines pris en compte par l’évaluation. L’analyse conduite au CP met en évidence que les élèves des classes de recherche-action présentent, en moyenne, de plus grands progrès que ceux des classes témoin ; l’importance de l’effet de la recherche-action sur les progrès des élèves est comparable à l’écart entre les enfants dont le père est sans emploi et ceux dont le père appartient aux classes moyennes; les bénéfices qu’apporte la recherche-action apparaissent dans des domaines spécifiques, à savoir la production d’écrits et la connaissance de la structure du livre. Au-delà de ces effets moyens qui concernent le groupe pris globalement, une analyse plus précise permet de voir que certains élèves tirent plus de profit que les autres de la recherche-action. Ces élèves sont ceux qui présentent les résultats les plus faibles au début du CP. Finalement, l’étude s’est intéressée à l’effet des pratiques pédagogiques sur les attitudes des élèves à la fin de la 1e année (évaluées par les parents, les maîtres, les élèves eux-mêmes). Il faut noter tout d’abord que les attitudes des élèves sont assez indépendantes de leurs résultats en lecture et écriture tels que mesurés dans ce travail. L’analyse indique que les élèves de la recherche-action sont, en moyenne, plus autonomes et ont des attitudes plus positives envers l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, et envers l’école en général.

A Brive, à Castres...

Dans le second contexte, à Brive, un groupe d’élèves et de maîtres a participé pendant trois ans à une recherche-action de la grande section au CE1. L’évaluation concerne 291 enfants : 39 enfants de recherche-action (24 enfants en ZEP, 15 en centre ville) et 252 enfants de classes ordinaires (62 en ZEP, 190 en centre ville). Les données étudiées sont celles de l’évaluation CE2-6e de la DEPP. L’analyse effectuée par Pasa et Ragano (2005) montre que 1) En français, en ZEP comme en centre ville, les enfants ECLEC obtiennent de meilleurs résultats, 2) Les différences entre les deux types de classes sont plus fortes en ZEP qu’en centre-ville. L’analyse détaillée des résultats, compétence par compétence, confirme ce que l’on observe de façon générale. Par ailleurs, sachant que beaucoup d’enfants changent d’école, certains d’entre eux ont passé un an dans la recherche-action, alors que d’autres y ont passé deux ou trois ans ; or le nombre d’années que les enfants ont passé dans la recherche-action apparaît avoir un très gros effet : les bénéfices qu’un enfant peut retirer du fait d’avoir été scolarisé dans la recherche-action sont proportionnels au temps qu’il a passé dans ce dispositif. Cette 2e évaluation confirme donc l’impact positif de la recherche-action sur les élèves qui y participent. Comme dans la 1e, cet effet est au maximum dans le cas des enfants les plus faibles au départ (ici les enfants de ZEP). A ceci s’ajoutent deux autres effets : celui du temps passé dans la recherche-action et, de façon surprenante, un effet parallèle en mathématiques.

Le troisième contexte est celui de Castres avec 64 élèves dans les classes de recherche-action (21 en ZEP / 43 en centre ville) et un groupe témoin de 458 élèves (21 en ZEP / 394 en centre ville) et il utilise à nouveau les données de l’évaluation CE2-6e. L’analyse effectuée (Pasa et Ragano, 2008) montre que les élèves en recherche-action réussissent mieux que ceux des classes contrôle et que les élèves de milieu défavorisé sont ceux qui bénéficient le plus de cette approche.

Unités courtes, unités longues

Le quatrième contexte ne concerne plus ECLEC mais des classes au Portugal qui ont fait l’objet d’une étude comparative (Gaitas, 2014) portant au départ sur 863 élèves de CP. Les réponses fournies par les maîtres à un questionnaire sur leurs pratiques ont permis alors de diviser ces classes en trois groupes : 262 centrés sur le code, 154 qui privilégient le sens, et 467 pour qui le sens est l’essentiel mais qui savent faire une place au code, notamment au moyen d’activités d’écriture. Dans un second temps, 42 classes ont fait l’objet d’une observation directe afin de déterminer celles dont les pratiques observées correspondent au plus près aux pratiques déclarées. A l’issue de celle-ci, l’auteur a conservé 23 classes : 9 (181 élèves) qui utilisent essentiellement des unités courtes (lettres, syllabes), 6 (123 élèves) qui utilisent des unités longues (mot, phrase) et 8 (157) qui recourent aux unes et aux autres. L’évaluation de la lecture effectuée en fin de CP a fait appel à des épreuves de lecture de mots isolés, de décision lexicale (mot / non-mot), et de compréhension (appariements phrases / images). Les résultats montrent que les élèves du groupe "toutes unités" obtiennent de meilleurs résultats dans les trois épreuves comparativement aux deux autres groupes.

Ainsi donc, dans les trois contextes où une recherche-action ECLEC a été évaluée, ainsi que dans des classes portugaises, les résultats obtenus montrent une nette supériorité des apprentissages quand l’enseignement repose sur une conception large de la lecture. Sur le plan pratique, ce fait est bien établi, et son transfert en contexte scolaire ne pose pas de problèmes méthodologiques insurmontables. Sur le plan explicatif, on ne saurait dire à quoi ces résultats sont imputables car tel n’était pas l’objectif de ces recherches préoccupées seulement d’efficacité pédagogique. De surcroît, à l’opposé d’une explication singulière privilégiant un aspect de la langue (code ou sens), ces recherches considèrent que l’apprentissage de la lecture repose sur une pluralité de facteurs, linguistiques et non-linguistiques, qu’il appartient à la recherche et non à la recherche-action ou aux études comparatives d’identifier mais que l’enseignement doit prendre en compte simultanément.

Références bibliographiques

Suchaut B., Bougnères A. et Bouguen A., (2014), 7 minutes pour apprendre à lire : à la recherche du temps perdu (ici)

Fijalkow J. (2009), Entre sciences de la nature et sciences sociales : la lecture, In GFEN, Pour en finir avec les dons, le mérite, le hasard, Paris : La dispute.

Gaitas, S., (2014). L’enseignement de la lecture-écriture au cours préparatoire : les résultats des élèves en lecture. Thèse de doctorat en psychologie, ISPA (Lisbonne), université de Toulouse-le Mirail (voir aussi ToutEduc ici)

Le Bastard S. et Suchaut B. (1999). Lecture-écriture au cycle II : évaluation d’une démarche innovante, Cahiers de l’IREDU, 61.

Marrou, H.I. (1965), Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris, Seuil.

Pasa L. et Ragano S. (2005), La démarche ECLEC : synthèse des évaluations, Caractères, 18, 1, 24-31.

Pasa L. et Ragano S. (2008), La démarche ECLEC : synthèse des évaluations, Caractères, 30, 18-27.

Rosenthal R.A. et Jabobson L. (1994), Pygmalion à l’école, Paris, Casterman.

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