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Qu'est-ce qu'un "décrocheur" ? La réponse de Pierre-Yves Bernard (interview)

Paru dans Scolaire, Orientation le mardi 24 décembre 2013.

Vincent Peillon devrait donner le 8 janvier un premier bilan de sa politique de "raccrochage" des "décrocheurs" et indiquer que 1,9 million des 15-29 ans ne sont ni en emploi, ni en formation. Mais qu'est-ce qu'un "décrocheur" ? Combien sont-ils à "décrocher" chaque année ? ToutEduc, qui a posé ces questions dans la Lettre 192 (ici) fait le point avec Pierre-Yves Bernard (université de Nantes), auteur d'un "Que sais-je?" sur le sujet.

ToutEduc : Qu'est-ce qu'un "décrocheur" ?

Pierre-Yves Bernard : Je préférerais que vous me posiez une autre question : qu'est-ce que le "décrochage" ? Il peut être dangereux d'identifier des situations à des personnes. Des élèves se trouvent en situation de décrochage, mais l'incarnent-ils ? Malheureusement, la France est partie dans cette direction. La problématique du "décrochage" est née dans les années 60 aux USA, elle est passée par le Québec, elle est arrivée en Europe dans les années 90-2000 avec l'idée d'une "économie de la connaissance" et avec la stratégie de Lisbonne qui donne des objectifs chiffrés.

ToutEduc : Est-ce aujourd'hui une préoccupation dans toute l'Europe ?

Pierre-Yves Bernard : Non, certains pays y voient un thème imposé par Bruxelles. La Pologne ou la République tchèque ont des taux de sorties sans diplôme très bas, et ne voient pas où est le problème. Quant au Royaume-Uni, il n'a pas de système de certification standardisé pour les enseignements professionnels, et ne peut donc pas comptabiliser les sorties sans diplômes, d'où la volonté de développer une autre définition, celle des NEET (Not in Education, Employment or Training).

ToutEduc : Ne serait-ce pas une meilleure définition du décrochage, puisque les NEET sont ceux qui ont le plus besoin que la puissance publique les sorte de leur difficulté ?

Pierre-Yves Bernard : Non, je ne pense pas. La définition des NEET est également sujette à controverse, et notamment sur le caractère durable ou non de cette façon de caractériser les individus. En Angleterre, de nombreux "NEET" ne le sont que quelques mois. Une définition est toujours une convention, avec les problèmes qu'elle pose, pensez à la définition du chômage ou du "savoir lire". La nôtre, les sorties sans diplôme, depuis les années 2007-2008, a le mérite de déplacer vers le système éducatif la responsabilité de ce phénomène. 

ToutEduc : Même si vous préférez parler du "décrochage" que des "décrocheurs", combien sont-ils ? Les chiffres diffèrent selon les sources.

Pierre-Yves Bernard : Nous avons effectivement trois instruments de mesure, et les taux dépendent des modes de calcul. Si on compte, à partir des enquêtes emploi de l'INSEE, les jeunes qui sortent chaque année du système scolaire sans avoir au moins un CAP ou un autre diplôme national de niveau V, délivré par un ministère, Education nationale, Jeunesse et Sports ou Agriculture notamment, et qui n'ont pas repris d'études un an plus tard, ils sont environ 120 000, soit quelque 16 % d'une classe d'âge. Ils sont plus nombreux si on y ajoute avec le SIEI (système interministériel d'échange d'informations) les jeunes qui, par exemple, ont un CAP, s'engagent dans un bac pro, et ne vont pas jusqu'au bout, mais les chiffres sont construits à partir de données administratives qui sont très peu fiables. Quant à l'Europe, avec Eurostat, elle regarde combien de 18-24 ans sont sortis du système scolaire sans diplôme du secondaire, et ne sont pas en formation, dans une "école de la seconde chance" par exemple. Ils sont quelque 12 % en France, un score qui n'est pas déshonorant, mais qui est assez stable, alors que le Portugal ou les Pays-Bas ont vu leurs taux baisser rapidement.

ToutEduc : Ces diverses définitions correspondent à des choix politiques. Comment la France se situe-t-elle de ce point de vue ? 

Pierre-Yves Bernard : C'est un objet qui s'est construit progressivement. Avant les années 80, on ne considérait pas que le système éducatif avait une mission de qualification et d'insertion. Jean-Pierre Chevènement en 1985 fixe comme objectifs à l'institution scolaire 80 % au "niveau bac" et 100 % au niveau V, donc au moins le niveau CAP. On parle alors de lutter contre "les sorties sans qualification". La loi d'orientation de 89, la "loi Jospin" ne parle plus de "niveaux" mais de "diplômes". Le terme de "décrochage" est employé pour la première fois quelque 10 ans plus tard par une association, "La Bouture", qui porte le projet du CLEPT, le "collège lycée élitaire pour tous" de Grenoble. Des acteurs politiques s'en emparent alors, comme la DIV (délégation interministérielle à la Ville) et le Haut commissariat à la Jeunesse de Martin Hirsch. Il ne vient donc pas de l'institution scolaire, mais de ses marges, et avec l'intention d'en contester le fonctionnement, jusqu'à ce que Nicolas Sarkozy et Luc Chatel le reprennent. C'est aujourd'hui une problématique assumée par le ministère de l'Education nationale et ses cadres, mais elle reste confinée à des mesures spécifiques, sans interroger vraiment les pratiques pédagogiques ni l'organisation du système scolaire.

ToutEduc : Pourquoi pensez-vous que la définition du décrochage le plus souvent retenue en France soit fondée sur les diplômes plutôt que sur la situation des jeunes, qui peuvent être considérés comme des "décrocheurs" alors qu'ils ont une qualification reconnue par un CQP et avoir un emploi ?

Pierre-Yves Bernard : Le caractère discriminant des sorties sans diplôme augmente avec le temps. La norme sociale a changé en quelques années. Les parents, y compris dans les milieux populaires où, autrefois, on s'attachait davantage à l'emploi, n'imaginent pas que leurs enfants sortent sans diplôme, sans doute parce que le marché du travail aujourd'hui offre peu de solutions aux non-diplômés. Les jeunes en revanche peuvent avoir de tout autres sentiments, et nous dire, quand nous les interrogeons, "j'en ai marre de l'école".

 

 

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