F. Dubet : "Les syndicats et l’administration s'accordent à maintenir le système scolaire dans la pesanteur et l'immobilisme"
Paru dans Scolaire le samedi 18 mai 2013.
"Aujourd'hui, l'école semble appartenir aux professionnels de l'école, attachés en premier lieu à défendre leur double sort professionnel et personnel". Dans un entretien publié par La tribune le 13 mai, le sociologue François Dubet estime que "l'école est en péril". Il affirme que l'échec des politiques scolaires menées depuis trente ans résulte du conservatisme des syndicats enseignants, ce qui devrait inciter les acteurs éducatifs "à être indulgents à l'égard de tous les ministres de l'Education".
En cherchant à obtenir l’accord des syndicats enseignants, les hommes politiques auraient "perdu le contrôle" et condamné toute réforme à échouer. Depuis les années 1980, explique l'auteur de L'Hypocrisie scolaire (Seuil, 2000), "tout dans l'environnement politique, économique, social, semble interprété comme une 'menace', comme un 'danger' face auquel l'enjeu syndical est d'abord de protéger l'intérêt particulier des enseignants". Si F. Dubet reconnaît "qu’aucun changement ne peut être entrepris sans le consentement des enseignants", il estime que "le principe du consentement est allé trop loin, au point de figer le champ d'intervention politique". Les enseignants auraient aussi acquis le "monopole" du discours sur l’école au détriment d’autres acteurs syndicaux. F. Dubet juge notamment "incompréhensible" que les grandes confédérations syndicales interprofessionnelles "se taisent" alors même que "l'école ne traite pas très bien les enfants de la classe ouvrière".
Théologie scolaire
Cette situation résulte d’une "sacralisation" des "hussards" de l’école Républicaine, laquelle se serait construite "comme un substitut de l’Eglise". En donnant un poids symbolique trop fort à l’Ecole, qu’ils chargent de résoudre tous les maux sociaux, les Républicains entretiennent le "dogme" français qui veut que le destin social d’un individu dépende de ses résultats scolaires. "Presque nulle part ailleurs on n'observe une telle indexation du devenir personnel sur l'envergure du diplôme".
Selon l'auteur des Inégalités multipliées (éditions de l'Aube, 2000), l’ensemble du système scolaire est commandé par la logique des classes préparatoires, qui consolident la reproduction des inégalités, jettent l’opprobe sur les mauvais élèves et nourrissent la peur de l’échec. Cette logique favorise aussi le conservatisme politique car les élites, souvent issues des catégories sociales favorisées, n'ont aucun intérêt à changer un système dont elles tirent parti.
Dès lors, aucune réforme d’envergure n’est possible tant que l’école reste l'objet d'un discours idéologique. A ce titre, la réforme voulue par Vincent Peillon se situe dans la continuité des précédentes, et risque de ne déboucher sur aucune "refondation". "A entendre les ministres de l'Education citer sans cesse Condorcet ou Jules Ferry, on affirme une tradition qui hypothèque toute remise en question, toute nouvelle perspective, tout débat dépassionné", regrette F. Dubet.
Modèle obsolète
Ces discours cherchent à flatter les enseignants en faisant l'éloge de leur "vocation", mais ils desservent ceux qu’ils encensent. Pour le sociologue, ils entretiennent en effet "le vieux modèle vocationnel républicain", obsolète, au détriment de la définition d’une véritable "professionnalité enseignante". "Aujourd’hui, un enseignant ne donne plus sa vie à l'école, on n'exerce plus au nom de sa foi en la République, en revanche on recherche et on éprouve une satisfaction professionnelle. Or, dans ce contexte de mutation, on échoue à définir une 'professionnalité enseignante'". L'auteur du Déclin de l'institution (Seuil, 2002) y voit "l'une des grandes manifestations de l'impuissance politique", incapable d'aider les enseignants à passer du modèle de la vocation à celui de la profession.
Quels changements engager pour construire cette nouvelle "identité professionnelle" ? F. Dubet milite pour que les enseignants soient recrutés à bac +1, formés dans des écoles professionnelles et affectés dans les établissements via "un système de cooptation" qui remplacerait "l 'affectation par ordinateur", coupable de reposer sur "des paramètres bureaucratiques et rationnels". Les enseignants seraient ensuite évalués, non pas individuellement, mais à travers le projet éducatif de leur établissement. La qualité de celui-ci résulte en effet "de la volonté de chaque enseignant de contribuer à un dessein collectif".
Aujourd'hui ces bonnes volontés ne manquent pas, mais elles sont entravées par l'immobilisme bureaucratique de l'institution scolaire. F. Dubet regrette que son organisation actuelle, très centralisée, décourage les inititiatives enseignantes. "La France souffre d'une sorte de 'théologie scolaire', similaire à la théologie cléricale, concédant à l'État central la responsabilité d'uniformiser les process et de tout contrôler". Dès lors, toute proposition alternative d'enseignement devient une épreuve. "Les syndicats et l’administration forment un couple et se contrôlent mutuellement, dissuadant tout - et notamment les initiatives nouvelles et audacieuses. Ils s'accordent à maintenir le système dans la pesanteur et l'immobilisme."
L'entretien est disponible dans son intégralité sur le site de La Tribune, ici.
Dans cet entretien, F. Dubet revient aussi sur les effets pervers de la méritocratie scolaire, un sujet qu'il avait déjà abordé dans un colloque d'Education & Devenir en juin dernier (Lire ToutEduc ici).
Raphaël Groulez