L'intelligence artificielle n'est pas intelligente, c'est ce qui la rend intéressante pour certains apprentissages (Th. de Vulpillières, EvidenceB)
Paru dans Scolaire le lundi 04 mars 2024.
La start-up EvidenceB vient d'obtenir au BETT de Londres une distinction importante (voir ToutEduc ici). Elle a développé un "outil d’apprentissage adaptatif fondé sur l’IA et les sciences cognitives pour lutter contre le décrochage scolaire". L'un de ses créateurs répond aux questions de ToutEduc sur les perspectives qu'ouvre, ou que n'ouvre pas, l'intelligence artificielle dans le domaine de l'éducation.
ToutEduc : Certains acteurs du système scolaire voient, pour s'en réjouir ou le déplorer, les programmes fondés sur l'intelligence artificielle coloniser l'enseignement...
Thierry de Vulpillières : Ces programmes peuvent aider les élèves dans leurs apprentissages, mais il ne faut pas leur demander plus qu'ils ne savent faire, et cela représente quelques pour cent, 3 ou 5 peut-être, de l'ensemble des apprentissages, ils sont très loin de "coloniser l'enseignement" qui restera, pour l'essentiel, la rencontre avec un adulte porteur de savoirs. L'intelligence artificielle a fait irruption dans le débat public avec la distribution du logiciel "ChatGPT", mais en réalité, ce n'est qu'une nième version du débat qui opposait déjà Platon à Socrate...
ToutEduc : Vous pouvez être plus précis ?
Thierry de Vulpillières : Socrate s'inquiètait du développement de l'écriture et de l'accès aux livres. Il faisait valoir, à juste titre, que disposer du savoir qui est déposé dans des textes, ce n'est pas savoir. Platon a pourtant écrit des dialogues, pour que chacun ait accès aux réflexions de Socrate. Depuis, il y a eu la multiplication des bibliothèques, l'invention de l'imprimerie, Google, et maintenant ChatGPT. C'est un outil de plus d'accès à l'information, mais il ne dispense pas davantage de réfléchir que d'avoir l’Hyppias majeur et l’Hippias mineur dans sa bibiothèque.
ToutEduc : L'IA générative donne plus qu'un simple accès aux savoirs contenus dans les bibliothèques virtuelles....
Thierry de Vulpillières : Oui, bien sûr et il y a des effets pervers. Les algorithmes qui utilisent l'IA sont très divers, ce sont des outils plus ou moins intéressants et qui ont chacun une fonction. Aucun ne dispense l'humain de penser, ce qu'aucune IA ne saura jamais faire, même si elle peut faire illusion. Il faut dégonfler la baudruche. La première utilisation de l'IA dans le domaine de l'éducation était un outil de spacing, il permettait d'adapter à l'individu l'espace de temps entre le moment où il apprend quelque chose et le moment où on contrôle qu'il l'a effectivement acquis.
ToutEduc : L'IA serait donc d'une utilité très limitée ?
Thierry de Vulpillières : Pas du tout. Ces outils sont très puissants et permettent d'apporter des réponses aux défis auxquels est confronté le système scolaire, quand il s'agit par exemple de proposer aux élèves la bonne suite d'exercices qui va leur permettre de renforcer les apprentissages.
ToutEduc : Mais ne risque-t-on pas alors de ramener l'élève à un profil type ? L'IA brassant d'énormes quantités de données, elle peut définir des catégories d'élèves selon qu'ils réussissent ou qu'ils échouent à telle tâche ou à telle autre. Dès lors, au lieu d'individualiser, elle gomme les singularités, elle ignore le rôle des émotions, de l'affectif dans les apprentissages.
Thierry de Vulpillières : La démarche avec l'IA est à l'inverse de ce que vous décrivez. Nous ne partons pas des élèves mais des savoirs qu'ils doivent acquérir. Nous avons commencé par demander à des experts de tracer des "arbres de la connaissance". Par exemple, en mathématiques, on commence par l'addition, puis on passe à la soustraction, etc.. A chacune des étapes, l'élève a un certain nombre d'exercices à faire et quand il les a réussis, il passe à l'étape suivante, sinon, il revient en arrière... Evidemment, ça ne marche pas. C'est une pure fiction, ce n'est pas ainsi que fonctionne un élève qui apprend.
ToutEduc : Donc vous ne partez pas du profil de l'élève, vous partez de la didactique d'une discipline, mais ni l'un ni l'autre ne marchent !
Thierry de Vulpillières : C'est pour cela que nous ne raisonnons plus par disciplines mais par zones de connaissances. Nous faisons travailler des chercheurs qui sont des experts d'un domaine de connaissances restreint, par exemple la proportionnalité. Nous demandons au spécialiste des fractions de nous proposer quelques milliers d'exercices sur lesquels les élèves peuvent travailler individuellement. Nous n'avons pas un algorithme "mathématiques" mais des sous-ensembles flous, le programme permet de voir avec quel type d'exercices l'élève progresse le plus vite, et, par tâtonnements, il s'adapte aux besoins de l'apprenant, à sa zone proximale de développement, pour reprendre un concept cher au psychologue Lev Vygotsky.
ToutEduc : Mais n'est-ce pas ce que font déjà les enseignants, proposer des exercices qui soient adaptés au niveau de leurs élèves ?
Thierry de Vulpillières : Oui, mais l'IA permet d'en générer des milliers. C'est la principale différence avec un manuel. On sait que les enseignants ne choisissent pas un manuel en fonction du cours, ils ont chacun le leur, mais pour les exercices qu'il propose. Or le nombre des pages, donc d'exercices est limité, contrairement à un programme informatique... D'autre part, comme l'IA n'est pas intelligente, elle n'interprète pas les succès ou les échecs de l'élève, elle ne pose pas de jugement de valeur, s'il est en difficulté, elle va chercher des exercices plus simples, elle remonte aux bases, elle régresse jusqu'à trouver ce qu'il sait faire. Nous pensons qu'il y a là un outil très puissant de lutte contre le décrochage.
ToutEduc : Mais réussir des exercices, est-ce apprendre ?
Thierry de Vulpillières : Non. Un élève apprend quand il pose, et se pose, des questions sur le chapitre qui est en cours d'acquisition. Et là encore, l'IA peut aider. On a demandé à des enseignants de trouver trois mots clé sur les fractions pour garder le même exemple, de manière à faire réagir les élèves. On a aussi demandé à l'IA de définir ces trois mots. Cette combinaison de termes a davantage amené les élèves à interroger l'enseignant que celle des pédagogues parce que, n'étant pas intelligente, l'IA n'avait pas d'intention didactique cachée pour tenter de les aiguiller dans le sens voulu.
ToutEduc : Vous parlez de séries d'exercices, ce n'est pas très ludique, alors que de nombreux programmes informatiques sont présentés sous la forme de jeux...
Thierry de Vulpillières : C'est effectivement une erreur fréquemment commise par les éditeurs de logiciels. Quand on cherche à motiver les élèves avec des récompenses, ou avec des programmes ludiques, donc des outils qui vont sanctionner positivement la réussite à des exercices mais qui sont extrinsèques à l'objet d'enseignement, ça ne marche pas. La motivation doit être intrinsèque, liée au fait de réussir, et donc que les exercices soient adaptés aux possibilités de l'élèves, qu'ils se situent, comme je le disais, dans sa zone proximale de développement.
ToutEduc : Autre question que pose le développement de ces outils qui individualisent les enseignements, il limite le rôle des pairs, les échanges entre les élèves, la dynamique collective...
Thierry de Vulpillières : C'est une vraie question, mais elle ne porte que sur la part du temps réservée à ces programmes de renforcement des apprentissages. Ils ne remplacent pas l'enseignant, le cours, ils viennent en appui. D'autre part, pour éviter cet écueil, de nombreux chercheurs travaillent sur le collaboratif. Notre programme MIA (voir ToutEduc ici) pour les élèves de seconde prévoit des temps en "duo", où deux élèves cherchent ensemble à résoudre des questions en français et en mathématiques. C'est un point sur lequel nous allons continuer d'avancer.
ToutEduc : Comment voyez-vous le marché des applications de l'IA pour l'éducation ?
Thierry de Vulpillières : L'élévation du niveau est devenue un enjeu majeur dans la plupart des pays, l'Education est le premier des budgets, et les Etats vont les augmenter. Certes, une grande part des dépenses correspondent aux salaires, à l'entretien des bâtiments, mais cela se chiffre en milliards quand le coût de ces programmes est en millions. D'autre part, il n'y a pas tant de moyens de faire des choses intelligentes pour améliorer la réussite des élèves. Quand un Gouvernement, à la suite, par exemple, de la publication des résultats de PISA, doit trouver une réponse à un problème de niveau, et qu'une entreprise lui propose une solution, il est prêt à investir à la condition qu'il puisse ensuite justifier la pertinence de la dépense, que l'évaluation ne soit pas contestée. Or ces programmes utilisent une multitude de données, mais ils en créent aussi une multitude, autant d'indicateurs de leur efficacité. Je suis très optimiste.
Propos recueillis par P. Bouchard, relus par T. de Vulpillières