L'école primaire catholique, ou la fabrique totale de parcours élitistes (ouvrage)
Paru dans Scolaire le lundi 05 février 2024.
Madame Fournier, directrice : “Prévenir le curé, pour que le curé fasse une petite lettre favorable... Qu'est-ce qu'il y a aussi ? Prévenir le ministre, pour que le ministre... non non mais je plaisante pas hein ! (rires) Tout ce qu'on peut utiliser de pouvoir sur les uns et sur les autres, c'est utilisé ! (…) Une bonne femme qui arrive, qui dit : ‘Oh moi je ne suis que la grand-mère, mais je veux absolument que mes petits-enfants aillent dans cette école ! Ecoutez, voilà : moi je travaille avec la mairie de Paris pour l'attribution des logements sociaux. Donc, si vous prenez mes petits enfants, je peux vous attribuer un logement social.‘ Vous imaginez ça ?“
Emilie Grisez, sociologue, a passé de nombreux mois à observer le fonctionnement des acteurs qui interviennent au sein d'une école primaire catholique sous contrat parisienne. Une étude ethnographique éclairante sur la façon dont ces enfants de catégories supérieures “sont formés et transformés par l'institution“.
Le projet éducatif d'une classe sociale
Par institution, il faut commencer par comprendre “projet éducatif“ tel qu'entendu par l'auteure. Les familles qui inscrivent les enfants dans cette école vivent, en majorité, dans un quartier ayant subi une forte gentrification, un “espace social et urbain relativement homogène“, à la fois “délimité et investi symboliquement par les habitants qui ont le sentiment de se connaître“. Elles font partie à 90 % des classes supérieures. Emilie Grisez constate d'ailleurs que “le privé scolarise plus de catégories favorisées, mais également plus d'élèves dont les parents sont indépendants ou travaillent dans le privé“.
Si l'école est catholique, comme 96 % des établissements sous contrat en France, seulement un quart des familles sont pratiquantes régulières, la majorité pratique la religion occasionnellement, certaines -beaucoup moins nombreuses- sont non pratiquantes “affiliées“ et quelques unes sont sans confession.
Les pratiques éducatives sont donc différentes que l'on appartienne à une famille “traditionnelle“, que l'on ait des parents “managers“ ou des “intellectuels“. Chez les premières par exemple, l'éducation est décrite comme communautaire, cadrée et autoritaire, composée de “règles assez strictes“. Les parents “s'entourent de personnes choisies“, les enfants “n'ont pas de place individualisée, ils sont gérés comme un groupe“ même si ils possèdent une “relative autonomie dans l'occupation du temps libre“.
En revanche, toutes ont en commun “de nourrir de grandes ambitions scolaires et sociales pour leurs enfants, pensées sur le long terme". Les parents déploient un dispositif de socialisation “précoce et complexe“ au sein duquel l'inscription à l'école catholique “revient à acheter un filet de sécurité limitant les risques“, à quoi s'ajoute une “structuration“ et une “maximisation“ du temps libre des enfants.
Imbrication des sphères sociales
Ce que l'auteure constate, c'est que ces familles, bien qu'agissant différemment selon leur profil, s'emploient à un travail quotidien de “mise en cohérence“ des multiples instances de socialisation qui s'imbriquent les unes aux autres. A titre d'illustration, les parents managers sont davantage dans une “logique consumériste“ de l'école, qui est pour eux une “promesse de réussite“ dans un cadre à la fois “rassurant et de discipline“ mais également “épanouissant“, où les contacts sont plus personnels et plus individualisés. La religion occupe une place secondaire, et selon la sociologue ces parents entretiennent un “rapport ambivalent -et quelque peu instrumental- à la mixité sociale, ethno-raciale et culturelle, dont ils perçoivent les bénéfices que les enfants pourraient tirer“.
Plus généralement, “beaucoup de parents sont amis“, ils s'engagent à l'APEL (association de parents d'élèves) et à l'AS (association sportive), participent et font preuve de bonne volonté, dans une sorte de fusion entre la famille et l'école, alors que le secteur public aurait lui plutôt “tendance à l'inverse, à les tenir à distance“.
Sont aussi décrits des liens “forts“ avec le personnel éducatif, des échanges fréquents avec les enseignants qui font ce qui est attendu d'eux, comme un véritable “don de soi“, même si certains “performent le fait d'être proches des (enseignants) avant tout pour garder la face“. Toutefois les enseignants “ne se leurrent pas sur la distance sociale qui les sépare des parents, et leur salaire fait souvent l'objet de conversations“.
Et de quelle façon sont gérées les absences ? Est attendu des enseignants “qu'ils soient là tous les jours, on compte sur eux“, explique Emilie Grisez, d'autant que le personnel éducatif “partage une culture organisationnelle“ : en effet, il est question d'une “communauté fonctionnelle“ où coopération et coordination sont assurées “de façon à ce que chacun sache ce qu'il doit faire“.
De même, entre école et paroisse, la “coopération étroite“ se fait au quotidien, les enseignants étant attachés à l'identité catholique de l'école. Mais derrière le “discours sur l'amour“, il y a bien “une organisation qui fait tenir le dispositif“, imbriquant les diverses instances socialisatrices dans un dispositif “englobant“ qui vise à former toutes les dimensions de la personne : “un bon élève, un (futur) bon professionnel et un bon chrétien“.
La constitution d'une conscience de classe
Chez ces derniers, la religiosité et le goût pour la pratique sont largement conditionnés par la socialisation familiale en amont et à côté de l'école, raconte l'auteure. Si elle constate que les effets sur la plan spirituel sont limités, les enfants acquièrent malgré tout “une familiarité avec les rites religieux, une vision de l'ordre social“.
A l'école, “les enfants s'amusent à jouer avec les règles, mais se tiennent aussi prêts à rentrer dans le rang“. Ils cherchent pourtant “à se différencier les uns des autres“, instaurant une hiérarchie qui ne tient pas au hasard, mais au contraire “souligne et renforce les hiérarchies de statut existant dans la société, fondées sur des rapports sociaux de classe, de race et de genre“. Les pratiques qu'ils adoptent dans la cour de récréation sont, en outre, “liées à leur position dans la structure relationnelle et, en retour, ces pratiques les grandissent ou les abaissent dans la hiérarchie des âges et de la société enfantine“.
Bien qu'une partie de leur comportements est liée à leur position dans le réseau amical, les élèves, en évoluant dans un cadre privilégié ayant des “effets socialisateurs puissants“ sur leurs subjectivités et leur appréhension de l'ordre social, “construisent collectivement un statut élevé qui les distingue des autres enfants de leur âge“. Des comportements qui se retrouvent dans les rapports avec la surveillante de l'école, qui subit un “manque de considération“, ou avec un personnel de cantine à qui l'on inflige un “déni de reconnaissance“.
Les élèves qui ont été suivis par la sociologue ont ainsi “pleinement conscience de faire partie d'un milieu privilégié“, et d'ailleurs, insiste-t-elle, “tous les élèves de CM2 semblent avoir intériorisé l'idée que les écoles ne se valent pas toutes et qu'ils sont, eux, dans la bonne école“. Le choix porté sur l'école privée sous contrat révèle la “construction d'un statut social élevé“ à l'oeuvre. En effet, “outre la possibilité d'accéder à un collège réputé, c'est le fait même de choisir qui semble plaire aux enfants : sociabilisés à maîtriser leur avenir, il leur semblerait inconcevable de ne pas choisir leur établissement scolaire“.
A l'école primaire catholique, Emilie Grisez, Presses Universitaires de France, 280p.