Comment l'entrée des apprenti.e.s sur le marché du travail modifie leur perception des rapports sociaux (INJEP)
Paru dans Scolaire, Orientation le mardi 14 novembre 2023.
“On sait qu'il ne faut pas le dépenser à tort et à travers. C'est plus pareil, je trouve qu'on rentre dans la vie adulte.“
Le salaire est une des matérialisations propres à l'entrée des apprenti.e.s sur le marché du travail, explique Benjamin Saccomanno dans un article publié dans le dernier numéro de la revue Agora de l'INJEP. Il y questionne la reconfiguration de leurs conditions de vie au travers de cette étape, que ce soit au niveau des moyens de transport, des heures de réveil ou du salaire.
Matérialité
En effet, si 82 % des jeunes qu'il a pu sonder en entretien “déclarent être entrés en filière professionnelle pour gagner en autonomie financière“, celle-ci reste cependant relative, précise l'auteur. Ils acquièrent toutefois peu à peu le sentiment “d'être confrontés à de nouvelles situations domestiques“, même si elles tendent à confirmer des “socialisations familiales déjà à l'oeuvre“, à savoir une certaine fragilité en termes de ressources.
Les premiers pas dans le monde du travail sont également ceux d'un apprentissage de la fatigue physique. Les sociabilités ne s'éteignent pas, mais les temporalités amicales se transforment au gré d'une nécessaire réorganisation des temps sociaux. De même, le changement de rythme peut “remplacer un monde scolaire subi par un temps d'apprentissage technique rentabilisé au-delà du temps de formation“, tout comme il peut être gâché ou encore déborder sur le temps privé.
Quant à la formation, qui se déroule désormais pour partie dans un cadre professionnel, elle “s'inscrit dans une division du travail et des rapports sociaux en lien avec des enjeux de production. Ce que permettrait l'ordre scolaire n'est plus envisageable avec l'ordre hiérarchique.“
Le cadre est dès lors plus formalisé, cependant “les couloirs et salles de classe présentent des ambiances contrastées suivant que l'on est dans un lycée ou un CFA“, ajoute le sociologue. Dans ces derniers, “les postures sont plus studieuses, les éclats de voix moins fréquents et, dans les formations en commerce, le costume et le tailleur sont courants“. En outre, être payé pour être en cours et respecter le patron “justifient une assiduité, à laquelle il était accordé moins d'importance dans l'ordre scolaire“. Les jeunes peuvent toutefois comparer, discuter les conditions règlementaires dans lesquelles ils évoluent par rapport à celles connues antérieurement : “la découverte des conditions de travail conduit les jeunes à mesurer la relative souplesse de l'ordre scolaire à la lumière des prescriptions soutenant l'ordre professionnel.“
Au final, conclut Benjamin Saccomanno, si les modes de vie n'en sont pas modifiés en profondeur, l'entrée dans la vie active procède d'une “accélération de l'apprentissage des contraintes matérielles de l'âge adulte“, que les rapports sociaux complètent.
Rapports sociaux
C'est ainsi que s'opère un apprentissage de la conformité aux attentes de la clientèle et de la hiérarchie, variant en raison de la présence ou non de collectifs de travail, fournissant des repères et se faisant relais de normes sociales.
Il s'agit ici de cacher la fatigue et la pénibilité, de se montrer volontaire, voire de savoir user de sa féminité... “Grandir implique ici de substituer à des habitudes enfantines des comportements conformes aux prescriptions de responsabilité mais aussi d'autonomie et d'initiative qui parcourent les mondes du travail“, poursuit l'auteur.
La question porte alors sur lien entre employeur et apprenti et de l'encadrement professionnel, le rapport hiérarchique “oscillant entre volonté de transmission et stratégie d'optimisation de la main d'oeuvre“. Dans certains cas, la proximité “peut-être propice à la transmission de savoirs qui dépassent le référentiel de formation et permettent d'élargir le spectre des parcours possibles“, tandis qu'a contrario, elle peut aussi “engendrer un contrôle des activités et une limitation des savoirs transmis“, pouvant déboucher sur une certain transgression ou “pratique indocile“. D'ailleurs, l'auteur souligne l'aspiration des jeunes enquêtés à poursuivre leurs études : “la transition vers la sphère productive des jeunes d'origine populaire ne décale pas leur projets d'avenir par rapport à ceux de la sphère scolaire“.
En définitive, l'on assiste à “un remplacement de pratiques juvéniles par d'autres désormais marquées par l'incorporation d'une nécessaire bonne volonté et de la domination dans les rapports subalternes au travail“. Ainsi la découverte du travail génère des mises à distance, des ruptures avec un certain nombre de repères de l'adolescence, “sans pour autant que l'expérience de travail ne soit nécessairement aussi émancipatrice dans les parcours que le promeuvent les politiques de mise au travail des jeunes“.
Socialisation des apprenti.es à l'entrée sur le marché du travail, Benjamin Saccomanno, Agora n°95, Injep