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L'école peut-elle apprendre aux enfants à parler ? (colloque de la FNAME)

Paru dans Scolaire le vendredi 30 septembre 2022.

"Tout le monde se donne beaucoup de mal, enseignants comme élèves, et les inégalités s’accroissent !" Ce constat, douloureux, d’Elisabeth Bautier (Paris-8, Escol) est adressé aux "maîtres E", ces enseignants spécialisés dans l'aide "à dominante pédagogique" des élèves en difficulté. Quelque 650 d’entre eux étaient, hier 29 septembre en congrès à Lyon et ils s’interrogeaient sur "une discipline difficile à enseigner", l’oral. C'est qu'il faut "apprendre pour parler" et "parler pour apprendre". Mais leur tâche devient impossible si le système scolaire lui-même les met en difficulté, et si on ne comprend pas d’où vient le langage, d'où les interventions, à côté de la sociolinguiste, de Sylvie Plane ((linguiste, Sorbonne université) et de Bernard Golse (pédopsychiatre, Paris-5).

Parler, ce n’est pas dire n’importe quoi, surtout dans un contexte scolaire, poursuit Elisabetn Bautier qui distingue le langage pour communiquer, le langage pour s’exprimer et le langage "élaboratif", celui qui permet de mobiliser des savoirs et de construire des raisonnements. Or l’école est devenue "bavarde", et sous prétexte de bienveillance, elle se satisfait de ce que les élèves "participent", "s’expriment", ce qui est sans doute nécessaire à certains moments, à condition que les élèves "ne passent pas à côté des apprentissages", que des temps soient consacrés à expliciter "les enjeux cognitifs", et de ce point de vue, la situation est "catastrophique".

Il ne faudrait toutefois pas confondre cette nécessité d’expliciter et la pédagogie explicite (structurée dans l'ordre du savoir et non en fonction des réaction des élèves), préconisée par une courant pédagogique venu des Etats-Unis puis du Canada et de l’Université de Grenoble. "Il faut avoir une autre approche", estime Sylvie Plane. Il ne faudrait pas non plus croire que "l’oral, c’est facile", ni pour celui qui parle, ni pour celui qui écoute. Mais cela s’apprend-il pour autant ? La langue française est riche de 600 000 mots, on en emploie très peu, et notre vocabulaire commun se contente de quelque 1 000 mots. Faut-il vraiment se désoler que certains enfants en aient entendu davantage que d’autres ? Plus que la richesse du vocabulaire elle-même, c'est la capacité à s'adapter à la situation qui importe, car les mots "ne passent pas d'un sujet à l'autre" de manière automatique, ils "ne sont pas habités de la même façon", "chacun en a, dans sa tête, des représentations plus ou moins différentes".

La "sinistre plaisanterie" de Parler bambin

En tout cas, apprendre des mots n’a aucun sens et Bernard Golse dénonce la "sinistre plaisanterie" de "Parler bambin" qui prétend enrichir systématiquement le vocabulaire des tout petits et dont on sait aujourd'hui que les modèles américains ont échoué. "Aucun apprentissage n’est dissociable des affects", ajoute-t-il. Et d'ailleurs, parler s'apprend-il ? Le pédopsychiatre distingue les premières acquisitions qui "ne sont pas des apprentissages" et donne l'exemple de la marche, qui ne s'apprend pas. Celle-ci "survient", elle vient "de l'intérieur". De même les premiers éléments du langage surviennent quand l'enfant ressent la nécessité de créer un lien avec l’autre, mais en reconnaissant que l’autre est distinct de lui-même, quand il a compris que "quelque chose d'autre que lui existe", et qu'il accepte "que quelque chose de l'autre vienne en lui". Les apprentissages supposent "un plaisir partagé", c'est pourquoi il faut lire des livres avec les bébés, non pour leur apprendre à lire, mais pour partager des émotions. Le langage joue le rôle d'un "tiers reliant", et les enseignants comme les professionnel.le.s de la petite enfance, ne peuvent à leur tour jouer ce rôle que si eux-mêmes sont "portés par l'institution". Ce qui n'est pas le cas. "Le monde de la petite enfance va très mal."

L'Ecole aussi, estime Elisabeth Bautier. "Les élèves pensent qu'ils sont en classe pour répondre à des questions", pour "donner leur avis", ce qui ne suppose pas nécessairement une réflexion. "L'Ecole part du principe que tout le monde se pose des questions", or le succès des fake news et des populistes montre que "les gens recherchent des certitudes, vont aux lieux où ils trouvent des réponses". C'est pourquoi il ne suffit pas que les élèves "participent", certains "ont profité" des échanges en classe, "d'autres sont leurrés sur les enjeux d'apprentissage" des situations scolaires, ils ne transforment pas une expérience en savoir, ne passent pas de l'exemple "ici et maintenant" à un savoir généralisable. Et pour Elisabeth Bautier, "il y a urgence", il faut avoir conscience "que tout ce qui se passe en classe ne se vaut pas, il faut prioriser, hiérarchiser les activités."

Une formation continue que s'offrent les maîtres E

Les centaines d'enseignants réunis dans la grand amphithéâtre de la bourse du travail de Lyon sont parfaitement attentifs. Ils sont venus pour l'assemblée générale de leur fédération, la veille, mais sans-doute plus encore pour les deux journées de formation continue qu'ils s'offrent sur leurs deniers (60€ plus les frais de transport et de séjour). A noter que le ministre a apporté à la manifestation, quelques jours plus tôt, son haut patronage. L'adhésion de la salle aux propos des orateurs était palpable, d'autant que ce colloque intervient après que les "maîtres E" en ont été privés pendant deux ans, pour cause de pandémie.

Ils entendent aujourd'hui Marianne Woollven (sociologue, U. de Clermont d'Auvergne) sur le langage différencié socialement d'enfants de grande section de maternelle, Coralie Sanson (orthophoniste, U. Paris 13) sur "Elal d'Avicenne©", un outil "d'exploration des compétences linguistiques", notamment d'enfants aux appartenances linguistiques et culturelles multiples, Pierre Péroz (Espé de Lorraine) sur la pédagogie de l'écoute et sur "un changement de modèle d'apprentissage du langage" et Catherine Hurtig-Delattre (IFE-ENS) sur la complémentarité entre les interactions langagières en milieu familial, scolaire et extra-scolaire.

L'année prochaine, le colloque aura lieu à Dole (Jura).

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