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Apprendre à lire pour apprendre à dire non (Alain Bentolila)

Paru dans Scolaire le mercredi 14 juillet 2021.

Soucieux de poursuivre le débat sur l'enseignement de la lecture initié par un échange avec Stanislas Dehaene sur ToutEduc, Alain Bentolila nous adresse une seconde contribution, que nous publions bien volontiers (pour "Lire : une prouesse neuronale ou une résistance existentielle ?", voir ici)

Certains jeunes "traversent" l’école de la République sans avoir été formés à déjouer les manipulations les plus grossières. Leur conscience vacillante, sans repères culturels ni historiques et sans armes intellectuelles ni linguistiques est ainsi prête à accepter la vision d’un monde définitivement divisé dans lequel des mots d’ordre sectaires leur diront ceux qui méritent de vivre et ceux qui doivent mourir. Ce n’est pas parce qu’on les aura entraînés à déchiffrer laborieusement un texte que pour autant, ils en domineront le sens. Ce n’est pas non plus parce qu’ils seront capables d’aligner quelques bribes de mots qu’ils sauront exprimer une pensée rigoureuse et personnelle. Sous la pressions des neurosciences, l’importance démesurée prise par les habiletés oralisées de fluence dans l’apprentissages a fait oublier l’essentiel : "lire c’est comprendre". S’en est suivi l’affaiblissement des capacités d’analyse et de critique, la complaisance pour une langue exsangue et approximative, et l’abaissement des ambitions culturelles. C’est ainsi que depuis des dizaines d’années s’est dessinée la défaite du langage et de la pensée d’une partie de notre jeunesse.

Si l’on veut renforcer la capacité de questionnement et d’argumentation de ces jeunes vulnérables et crédules, Il ne suffira pas de décréter que la lecture sera, l’espace d’une année, la grande cause nationale, en espérant que nos 20% de "pauvres lecteurs" rejoindront ainsi les rangs des "dévoreurs de livres". L’urgence est de former nos maîtres d’école à inscrire le désir de comprendre justement et la capacité de se faire comprendre précisément au centre exact de l’apprentissage et de l’usage de la lecture et de l’écriture. Cela suppose qu’ils apprennent à tous leurs élèves à équilibrer l’exercice légitime de leur droit d’interprétation avec le respect nécessaire qu‘ils doivent porter au texte et à son auteur. Car telle est, en effet, l’exigence d’une lecture de résistance citoyenne : ne jamais renoncer à son droit d’interprétation et de critique d’un texte, sans pour autant trahir son auteur. Toute perte d’équilibre risque de pervertir gravement l’acte de comprendre. Si le respect que l’on doit à un texte se change en servilité craintive, au point que l’on s’interdit toute forme d’interprétation, on renoncera alors à exercer son juste droit d’exégèse et de critique et on se livrera pieds et poings liés à des intermédiaires peu scrupuleux. Mais, à l’opposé, si l’on fait d’un texte un tremplin commode pour une imagination débridée, on négligera les directives de l’auteur et on rendra alors ce texte orphelin de son créateur. Former un lecteur responsable c’est donc lui apprendre à contenir l’ivresse d’une toute-puissance imaginative et, "en même temps", le mettre en garde contre la soumission et la servilité.

A la question muette de l’auteur : "Me comprendra-t-il au plus profond de son âme ?" fera écho celle que se pose le lecteur : "l’ai-je compris comme il espérait l’être ?". Parce qu’elle est incertaine la compréhension relie le Lire et l’écrire dans un pacte de transmission. Comme me le disait un jour Georges Steiner, "lire, c’est répondre fraternellement à l’appel désespéré de l’écriture". C’est en effet l’espoir que quelque chose de leur esprit leur survivrait qui conduisit les hommes, il y a seulement quelques milliers d’années, à inventer l’écrit, avec ses deux fonctions , "fraternellement liées", que sont l’écriture et la lecture. Telle est l’alliance sacrée que  nous devons absolument transmettre à nos enfants si l’on veut qu’ils combattent avec conviction l’obscurantisme, l’indécence et ne succombent pas à la violence. À la question si essentielle "qui suis-je ?", ils ne répondront pas : "je suis celui qui porte les coups et qui laisse ainsi trace de lui-même." La lecture et l’écriture, apprises avec soin, reçues avec émerveillement et pratiquées avec bonheur, leur  auront offert une tout autre réponse : "Je suis celui qui veut comprendre fraternellement et qui espère désespérément être compris."

Si des jeunes français de toutes origines tombent si facilement dans les pièges grossiers qui leur sont tendus sur les réseaux dits sociaux, c’est parce qu’ils sont vulnérables et crédules. Et s’ils le sont, c’est tout simplement parce que l’école de la République que l’on a tant négligée et les familles que l’on a tant bousculées ont oublié que leurs missions conjointes étaient de faire des enfants de ce pays des lecteurs-résistants. Certains de nos élèves sont ainsi, après plus de quatorze années de scolarité, incapables de dire non et d’expliquer leur refus, incapables de dénoncer les incohérences et les faux-semblants d’un discours ou d’un texte, incapables enfin de distinguer l’élévation spirituelle de l’enfermement sectaire. Ils sont devenus de plus en plus "faibles d’esprit" face aux mensonges imbéciles et aux promesses vénéneuses. L’urgence absolue est donc aujourd’hui de refonder en profondeur l’apprentissage et l’utilisation de la lecture et de l’écriture afin de former des "lecteurs résistants" qui sauront exercer autant de droits qu’assumer de devoirs. On ne les formera pas en faisant l’impasse sur une pédagogie explicite de la compréhension pour réduire l’apprentissage à un entraînement systématique au décodage oralisé des mots. Cohérence, continuité et ambition doivent être les mots d’ordre conduisant à une lecture de résistance citoyenne garantie à tous nos élèves. A l’école maternelle le soin de faire maîtriser le langage oral par tous les enfants en leur offrant un vocabulaire riche et précis, une conscience claire de l’organisation des phrases et une capacité de comprendre le sens d’un texte lu. Au cycle 2 la mission de choisir une méthode de lecture assurant un apprentissage intégral équilibrant fluidité du décodage et habileté à construire son propre sens. Au cycle 3 la responsabilité de former des lecteurs polyvalents capables de comprendre avec autant de plaisir et de précision un énoncé de mathématiques, un texte de science et…. une poésie. Nos maîtres d’école ont besoin de directives claires, d’objectifs précis et de démarches explicitées ; ils n’ont que faire des centaines de pages de programmes compilant des directives aussi péremptoires que confuses. On leur doit une formation, à mille lieux de celle concoctée depuis trente ans par les IUFM ; ESPE ou INSPE qui ont changé de sigle dans l’espoir vain d’échapper à une médiocrité récurrente. On leur doit une formation qui fera confiance à leur intelligence et à celle de leurs élèves pour comprendre comment "marche" le langage oral et la langue écrite et qui les accompagnera lucidement dans le choix de démarches bienveillantes et exigeantes armant leurs élèves contre les menaces du mensonge et de la manipulation.

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