La pédagogie différenciée à l'heure des neurosciences et de l'intelligence artificielle : les mises en garde de P. Meirieu
Paru dans Scolaire le jeudi 04 mars 2021.
Philippe Meirieu s'oppose à "la pratique du diagnostic a priori qui permettrait, grâce à une série de tests ou d’observations, de distribuer des exercices strictement adaptés à chacune et à chacun et qui l’enfermeraient définitivement dans une personnalité cognitive". Il vise là une "veille songerie pédagogique" que les "seigneurs du numérique" réactivent et qui aboutirait à "catégoriser les individus en les assignant à la pratique de méthodologies de travail utilisables systématiquement et dans tous les domaines". Le pédagogue publie sur son site un texte d'une dizaine de pages pour proposer une "petite histoire de la pédagogie différenciée" dans laquelle il revient sur les origines de ce concept, avec le "plan Dalton" aux USA ou le Suisse Edouard Claparède mais en France, c'est la "Réforme Haby" et la mise en place du "collège unique" en 1975 "qui a déclenché un mouvement fort en faveur de la pédagogie différenciée".
Il fait remarquer que les sciences de l'éducation n'ont pas attendu "certains neuroscientifiques" pour dénoncer "les illusions" que représenteraient "la prise en compte des styles cognitifs, profils pédagogiques et autres intelligences multiples". En 1990, il avait lui-même évoqué "l’assujettissement excessif de la 'pédagogie différenciée' à la psychologie différentielle, les dérives chosifiantes qui la menaçaient et les tentatives (...) de pratiquer systématiquement un diagnostic a priori pour proposer à chacune et à chacun un enseignement strictement adapté à sa stratégie cognitive".
L'enseignant doit prendre en compte, dans le cadre d'une pédagogie différenciée, les différences économiques et matérielles, les différences culturelles, les différences socioaffectives, les différences de niveaux scolaires et les différences de "stratégies cognitives". Mais la prise en compte de ces dernières risque de donner lieu à des "dérives", notamment "la catégorisation" : "alors que la psychologie différentielle présentait les différences interindividuelles dans un continuum, la pédagogie, pour les utiliser, en a fait des catégories étanches." Risque de s'y ajouter une "processus de décontextualisation" de ces "stratégies cognitives". Peut-on parler de "mémorisation" de la même manière "selon qu’il s’agit de mémoriser une carte de géographie, les tables de multiplication, un texte poétique, des règles de grammaire ou du vocabulaire étranger" ?
C'est pourquoi P. Meirieu parle plutôt de "stratégies d'apprentissage" pour "tenir compte, tout à la fois, de la nature des problèmes à résoudre, des ressources dont on dispose et de leur utilisation optimale, des ressources auxquelles on pourrait faire appel (...)", pour "intégrer l’existence de différences culturelles, socioaffectives ainsi que d’acquis antérieurs" et "considérer qu’il y a mille et une voies pour accéder à la connaissance". Il s'agit de "multiplier les prises offertes aux élèves et, simultanément, susciter chez eux une réflexion métacognitive" pour qu'ils développent leur autonomie.
La différenciation pédagogique suppose donc de "constituer des groupes d’élèves suffisamment proches les uns des autres pour pouvoir communiquer entre eux et s’engager sur des apprentissages communs, mais aussi suffisamment différents les uns des autres pour pouvoir s’enrichir de leurs différences". A l'inverse, "la méthode unique –qu’elle soit individuelle ou collective, qu’elle relève du tâtonnement expérimental ou du cours magistral –est toujours sélective (...) puisque inévitablement plus adaptée à certains élèves qu’à d’autres. C’est pourquoi (...) il est important que le maître différencie ses approches."
Le texte complet (11 pages), ici
Il reprend pour l'essentiel un texte déjà publié dans un "hors-série numérique" des cahiers pédagogiques à l'été dernier (ici) où l'ambiguïté de cette notion est également explorée par Françoise Clerc, Philippe Perrenoud, Jean-Yves Rochex, Jean-Michel Zakhartchouk, Sylvie Jouan, Jean-François Chesné et Marie Toullec-Théry