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Enseignants dans le vide, tensions exacerbées, une Education nationale au bord de la crise de nerfs (propos recueillis)

Paru dans Scolaire le mardi 02 février 2021.

Sans prétendre donner une image exhaustive de la situation psychologique des personnels de l'Education nationale, ToutEduc n'en a pas trouvé qui se sentent bien, qui estiment que les choses vont dans le bon sens. Tous ceux que notre collaborateur a interrogés ont le sentiment d'être dans le vide tandis que les difficultés à faire son métier s'accroissent avec le sentiment d'être méprisé, que ce soit par le ministre ou par le supérieur hiérarchique...

"Rien ne va plus !", tonne Eric, professeur des écoles à Dijon. "Rien ne va plus, répète-t-il, et c'est peu dire car, parfois, j'ai une envie folle de me casser de l'éducation nationale." Jean, son collègue depuis 20 ans, ne veut pas choisir cette option. Pour lui, "il faut continuer à se battre, en dépit des difficultés, comme celle, par exemple, d'accepter le fichage des enfants dès 3 ans. Et par ailleurs, on se fait insulter par des gamins de 6 ans, parfois aussi par des parents qui nous menacent. Mais il ne faut rien dire. Oui, notre travail n'a plus de sens et le ministre n'en a cure. Il suit son chemin, sourd à qui refuse de l'entendre. Des ministres, on en a eu. Je ne voudrais pas paraître pleurnichard. En revanche, force est de constater que je suis à bout de forces." Malika, enseignante en lycée général dans l'académie de Nice, abonde dans le même sens et constate qu'il lui est insupportable "humainement parlant" de se sentir "à ce point méprisée par une Institution qu'elle a défendue et défend encore". Elle ajoute : "Je suis triste aussi pour mes élèves à qui je souhaite toujours une vie correcte, dans une France que j'aime. Mais comment ?"

Hugo, enseignant dans l'académie de Paris, lui non plus n'a pas le moral. "Non pas, dit-il, à cause des paroles, à l'emporte-pièce, ou si vous voulez acerbes, du ministre, qui me blessent profondément, ni des réformes (quoique...), mais je suis révolté contre un citoyen, comme moi, Jean-Michel Blanquer qui inflige un châtiment à notre Institution qu'est l’Éducation nationale. Je ne suis pas dupe... Il sait ce qu'il fait, la République lui donne le pouvoir... Cependant, j'ai l'impression qu'il éprouve de la rancœur à l'égard du monde de l'éducation. Il veut tout casser. Il veut mettre le passé à genoux, et de quelle manière... Chapeau l'artiste !"

Stéphane, enseignant en LP dans l'académie de Clermont-Ferrand, lui, essaie de "résumer la pensée du ministre en un aphorisme de Lucrèce : Ce que nous recherchons avec sagacité existe donc mêlé aux choses ; son nom : le vide." Il renchérit : "Ces réformes et le style de management reflètent lnotre époque : absence de contenu (à bâtir soi-même) ; communication plutôt que politique explicitée (de préférence, le vernis que la profondeur, les gros titres que l'article) ; injonctions paradoxales (la succession des différents protocoles Covid en étant la phase saillante) ; négation des réalités (dégradation du niveau dans certaines matières à corréler à la baisse draconienne des horaires disciplinaires, dès les plus petites classes, et à la multiplication des missions, car l’École doit tout résoudre) ; amnésie du Ministre, quant au transfert de compétences et de budgets aux collectivités territoriales (cf équipement informatique, état du bâtimentaire) ; maintien d'une sélection sociale qui classe notre système éducatif comme le plus discriminant de l'OCDE ; abondance de verbiages autour de certaines valeurs qui nous tiennent à cœur (République, Laïcité...), que nous défendons seul-e-s, au quotidien, claquemuré-e-s que nous sommes dans nos classes et parfois au péril de notre vie ; insultes à nos missions quand on abonde dans la quasi suppression de 2 jours de classe les vacances de Noël, rendant l’Éducation, d'un seul coup, facultative, ramenant l’Éducation à la seule mission de garde des enfants, pour que des parents, en couple ou isolé-e-s, puissent aller eux-même travailler ; insultes à notre fonction, quand on n'évoque jamais le montant de nos traitements, et je n'évoque même pas le fait que notre ministre favorise les écoles hors contrat … Alors, nous oscillons entre colère et abattement et puis nous nous disons que la prochaine réforme est à venir, comme le/la prochain-e  ministre, et qu'une nouvelle couche du mille feuilles sera posée, protégeant, par là-même, l'entre-soi et la reproduction d'élites qui ont fini par trouver un sens à leur carrière : produire du vide!"

Aline, enseignante dans un lycée général (académie de Bordeaux), est "tout à fait d'accord avec Stéphane". En outre, elle voudrait expliquer "ce vide dont il parle, ce vide politique dont s'est emparé le Président pour en faire l'ADN d'En Marche. Il faut tout nettoyer et dépoussiérer le reste, quitte à faire fi des opinions des uns et des autres. Es-ce cela la démocratie ? Au fond des choses, je ne suis pas contre. Mais, nous n'avons pas l'habitude de ces envies de changement qui paraissent radicales. Et cela concerne également l'Education nationale, bien entendu. Il faudrait s'y résoudre et trouver notre place au sein du changement quel qu'il soit. Au fait, le combattre ou s'y résigner, là est la question..."

Jean-Paul, principal d'un collège en Haute-Loire, lui, "en a vu des vertes et des pas mûres". A un an de la retraite, il se sent "finalement avoir été inutile". Et il ne parle pas de lui, personnellement. "Est-ce la fin d'une époques ? Je porte un regard, tout simplement, sur une situation qui va faire des ravages, si l'on ne lui prête pas attention. Je suis gêné, quand il n'y a pas de pédagogie, quand il ne faut pas prendre son temps afin d'expliquer, prendre son temps afin d'asseoir un changement sur une base, quelle qu'elle soit. Tout va rapidement. La situation sanitaire, que nous vivons, aide à l'accélération, soit des changements, soit des reculs. Mais on avance, on avance ou on piaffe... Nous sommes, comme d'aucuns diraient, dans le vide, qu'allons-nous construire pour les élèves, futurs citoyens ?".

Jean-Claude, IEN (1er degré), s'inquiète également "du résultat des réformes et de cette manière de mener la danse du changement, pour l'instant, et de l'imprévisible". Il constate : "Sur le terrain, les choses vont mal, à tous égards. Le moral des enseignant-e-s est bas, pour ne pas dire à zéro. Il y a aussi cette envie de s'en sortir, coûte que coûte. Une forme de résilience que je perçois chez mes collègues. Nous sommes, effectivement, dans ce vide que nous tâtons pour trouver l'issue. J'avoue que, souvent, j'hésite à envoyer des mots aux collègues, car quoi leur dire ? Il m'est arrivé d'envoyer à peu près les mêmes mails. Puis, les enseignants reçoivent des news letters chaque semaine, faisant la liste des événements et des liens, comme pour le FAQ sur la Covid... Bref, pas de quoi fouetter un chat et surtout, pas de quoi les aider à garder le moral ainsi la dignité."

Jocelyne, IEN (lycées professionnels) trouve, elle aussi, que "les enseignant-e-s sont fatigué-e-s et exaspéré-e-s". En ce moment, elle fait son "job" : le tour des lycées. Et "dans la hâte, mentionne-t-elle, je transmets des informations sur les examens, les CCF et autres évaluations, sans conviction que les collègues m'écoutent et sans conviction aucune de ce que je dis, car tout peut changer, du jour au lendemain. Je tiens le perchoir, pour ainsi dire. Devant moi, beaucoup de silence et peu de réactions. Je constate qu'il y a là un accablement collectif, une manière de dire : vivement que la vague des réformes passe, pour pouvoir sortir la tête du trou et respirer, sans jeu de mot avec les masques."

Fabien, proviseur dans un lycée général, est exténué. "La situation que nous vivons, aujourd'hui, confirme-t-il, est inédite, anxiogène, au sein de nos missions et cela me lasse. Nous sommes appelés à ce que j'appelle la débrouillardise. On fait ce que l'on peut. Je trouve que les enseignant-e-s sont louables. Certes, ils.elles manifestent souvent un ras-le-bol, mais ils.elles font face, avec beaucoup de dignité, aux situations laborieuses que nous vivons, au delà, bien sûr, de la situation sanitaire." Madi, enseignant dans un lycée professionnel (académie de Toulouse) répond : "Sans doute. Toutefois, nous payons cher nos résistances à ce choc qui s'abat sur nous. De Samuel Paty assassiné, aux collègues qui se suicident, en passant par ceux qui ont peur pour leur vie et celle des leurs, la liste est longue. Désolé, si je parais porte parole des autres. J'ai un ami qui, menacé par une répétition de mails, dort avec un couteau, à défaut d'une arme. Son proviseur et son inspecteur n'ont même daigné lui adresser un mot. En arrêt maladie, on le laisse seul devant ses démons."

Pas de sérénité non plus, du côté des ATSEM, infirmier-e-s, AED, CPE, Agents territoriaux, AESH...

Corinne, ATSEM dans une école maternelle à Lyon, tente de comprendre : "Pourquoi faudrait-il, sans cesse, croire que mon rôle est subalterne ?" Elle ajoute : "Je suis impliquée dans le travail que nous essayons de faire toutes et tous. Mais, lorsque l'esprit de la hiérarchie prédomine, je me pose encore la question sur le choix qui est fait sur le devenir de notre mission. Je suis désemparée... Je reste dans l'expectative". Sa collègue, Martine, ne veut pas être prudente. Pour elle, il est "hors de question de ne pas avouer ce qu'elle vit au quotidien". Elle raconte : "Je suis allée manifester le 26 janvier. Tout est parti d'une réflexion – encore – que la directrice m'a faite. Jusqu'à présent, je me faisais toute petite. Maintes fois, j'ai accepté les remontrances des enseignant-e-s, des directeurs et des directrices. Au début, je mettais cela sur la pression que les uns, les unes et les autres pouvaient subir. Mais, je me sentais de plus en plus prise pour un 'fait-tout'. Une idiote, en somme. Je me suis mise en arrêt maladie, à plusieurs reprises. Pendant ce temps de repos, si je puis dire, je me suis remise en question. De retour au travail, j'ai essayé d'oublier... Non, tout recommence. J'appelle mes collègues ATSEM, un peu partout. Elle me disent qu'elles subissent les mêmes remarques, mais il faut se taire."

Mounir, quant à lui, AED dans un lycée polyvalent à Caen, sans être "syndiqué", a "des revendications" à exprimer. "La reconnaissance de notre métier, dit-il, est plus que dans l'ordre des choses. Nous sommes beaucoup plus que des surveillant-e-s, pions ou pionnes. Certes, nous sommes, parfois, cantonné-e-s à la vie scolaire, mais nous sommes là pour aider les élèves en difficulté, lorsqu'une classe est surchargée (les classes surchargées, un pléonasme) et que le prof ne peut, seul, prêter attention à tout le monde. Nous veillons également à maintenir la discipline, surveillons les récréations, faisons passer les élèves à la cantine, faisons le lien entre profs, élèves, parents... Puis, en ce moment, avec la Covid, nous sommes, sans cesse, appelé-e-s à surveiller les élèves, en internat notamment, pour le respect du protocole sanitaire. Le travail administratif, n'en parlons pas. Et, avec tout cela, nous sommes peu respecté-e-s, voire, souvent, vu-e-s de haut par certains CPE qui nous grondent comme si on était des élèves. De plus, ils font pression sur nous, car ce sont eux qui nous recrutent. Ils décident aussi de notre carrière qui dure 6 ans. Le travail des AED n'est plus celui d'avant : un petit gagne pain pour un étudiant, souvent sans ressources et qui doit trimer pour payer son logis, sa nourriture... Aujourd'hui, des personnes âgées peuvent postuler à ce poste. Mes collègues sont des étudiants mais aussi des mères ou pères de familles."

En réponse à Mounir, Jacques, CPE dans un collège (Académie de Lille), reconnaît ce qu'il nomme "des écarts de la part des collègues". Il poursuit : "Nous aussi sommes éreinté-e-s, révolté-e-s par ce qu'il se passe dans l'éducation nationale. Je ne veux aucunement dédouaner certains de mes collègues qui s'adonnent à ce genre de mépris, ou je ne sais quoi, à l'égard des surveillant-e-s. Je ne m'arroge pas ce droit de parler à la place des autres. En ce qui me concerne, il m'est arrivé de me comporter comme un goujat. Je me sens tel un valet d'armée au service d'une fonction qui, sur le terrain, oblige à enseigner l'idée que l'être qui n'a pas une mission noble est le malotru de la création, y compris moi, bien sûr... Au début de ma carrière, j'allais dans les salles de profs. Je croyais, naïvement, que je pouvais être des leurs. Je revenais vers l'administration. Je croyais également êtres des leurs. Je revenais vers les AED, je croyais être des leurs. A chaque déplacement vers l'un ou l'autre, je me sentais donc seul. Enfin, j'ai pris la décision de m'installer dans mon bureau et de faire mon travail. Ainsi est ma réalité, morose, attristée et épuisante."

Infirmière dans un lycée général à Montpellier, Sabrina, elle aussi, n'en peu plus, et trouve que "la charge se son travail a davantage augmenté depuis la crise sanitaire". Elle est, de fait, "incapable de répondre aux besoins des élèves face à leur mal-être grandissant et au creusement des inégalités quant à leur réussite scolaire". Elle développe : "Ma mission est l’accueil et l'écoute. Je suis référente de santé, normalement. Je ne soigne pas que des bobos. J'en ai donc ras-le-bol. Ajoutez à cela le projet 4D (Décentralisation – Différenciation – Déconcentration – Décomplexification) qui nous pend au nez, qui organise la destruction du service public, ce projet qui prévoit le transfert de compétences aux collectivités territoriales. Je suis, vous comprendrez, révoltée."

Révoltée, Sonia l'est également. Agente territoriale dans un lycée professionnel "de plus de 1200 âmes", elle ne sait "plus où donner de la tête". Elle est "exténuée et révulsée" par ce qu'elle vit au quotidien. Elle fait savoir : "Moi, je n'ai pas pris un jour d'arrêt maladie. Je comprends sincèrement mes collègues qui n'ont aucun autre choix que celui de prendre congé de ces pires moments que nous vivons. La charge de travail est lourde, très lourde. Il est donc impossible de tout faire dans le respect du protocole sanitaire. Je fais mon possible, mais j'ai aussi une vie, une famille et des ados à la maison, comme tout le monde."

Jean-Marc, AESH (accompagnant d'enfants en situation de handicap), au delà de son métier "plus que précaire", de ses "dégoûts et indignation de ce que l'on fait de cette mission", préfère parler des élèves qu'il accompagne. En ce qui le concerne : "Là est la question, toute la question est là". Il sait que sa mission n'est pas "forcément considérée" et que sa tâche est "réduite à néant". Néanmoins, il est "heureux d'accompagner Brian, dyslexique ou Jacques, dyspraxique, pour que ces enfants aient la place qui leur est échoit et des moments de considération. Brian et les autres sont des êtres. Je souhaiterais leur donner le mieux que je peux. Ces élèves – car il faut les nommer ainsi, car ils sont sous la responsabilité de l’Éducation nationale, comme tous les élèves – il faudrait en faire des citoyens. Mais, malheureusement, l'inclusion dont on parle, n'est pas à l'ordre du jour. Il manque des AESH, énormément. Et il faut un recrutement exigeant. Il faut une formation. Je suis sûr qu'il y a des personnes qui voudraient faire ce travail, car il est excellent, notre travail devant les élèves, quand on peut l'estimer à sa juste valeur. Et j'évoque aussi, les profs, les uns et les autres qui voudraient faire tenir debout l’Éducation nationale".

Propos recueillis par Rabah Aït-Oufella

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