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Numérique et recherche en éducation : les recommandations de l'INRIA (suite - exclusif)

Paru dans Scolaire le vendredi 27 novembre 2020.

Dans le cadre des Etats généraux du numérique pour l’Éducation, l'INRIA (Institut national de recherche en informatique et en automatique) a émis plusieurs recommandations et a choisi ToutEduc pour leur présentation. Nous avons publié le premier volet (ici). En voici un second relatif à l'action publique. A venir un troisième volet et une présentation du "Livre blanc" de l'INRIA dès que celui-ci sera publié.

Les auteurs* de cette tribune veulent "mettre en exergue la nécessité d’engager l’Etat et ses opérateurs dans la création de cadre permettant à des écosystèmes de se développer et de créer des dynamiques collectives au bénéfice de tous les acteurs qu’ils soient publics ou privés en favorisant la mise en commun des forces et en favorisant la dynamique économique". Il s'agit de "créer les conditions du développement et de la mise à jour de ressources éducatives numériques", celles-ci étant conçues comme des "biens communs". Toutefois, les auteurs que cette notion n'exclut pas l'intervention d'opérateurs privés, puisque, aujourd’hui des structures qui n’ont pas de statut "public" diffusent en ligne du contenu éducatif librement accessible et ouvert au plus grand nombre sur la planète à l’instar de ce que ferait un "Etat planétaire". La question ne porte donc pas tant sur l’opposition "public-privé" que sur la restriction (au sens "réserver à un petit nombre") de l’éducation et surtout des contenus pédagogiques. Le "Savoir" a vocation à être à libre disposition de tous, et le contenu pédagogique qui permet d’enseigner ce savoir doit être accessible au plus grand nombre. La question est surtout "Qui doit garantir le respect de la qualité scientifique des contenus et des valeurs culturelles de la société des matières enseignées ?". Qui maitrise le contenu enseigné maitrise en effet la culture de la société et ses valeurs. Plus qu’une opposition "public-privé" il s’agit donc surtout de souveraineté, estiment les auteurs.

La tribune

"Inria a beaucoup œuvré depuis la fin des années 1990 au développement du logiciel 'open source', notamment pour le développement d’infrastructures sur lesquelles la société numérique se construit et où l’on retrouve la question de biens communs (voir ici). Mais le développement de logiciels open source au sein de communautés de personnes n’empêche pas la création d’activités économiques autour de ces logiciels et même la création d’entreprises privées (dont les plus emblématiques travaillent autour de Linux) qui contribuent à un bien commun.

Il semble 'évident' qu’il soit nécessaire de créer des biens communs en éducation.

Mais, d’une part il faut que ces bien communs soient évolutifs et basés sur des ressources libres et éditables par les acteurs éducatifs ce qui n’empêche pas que ces acteurs puissent être des entreprises privées aptes à assurer au mieux la maintenabilité des solutions et leur pérennité si cela garantit la meilleure efficience avec le modèle économique qu’il convient de trouver dans les meilleurs équilibres ; l’innovation réside en grand partie sur ce point.

D’autre part, ces ressources doivent pouvoir être indexées de manière à faciliter leur usage par les enseignants. Actuellement, malgré l'existence d'une quantité très importante de ressources, la localisation de celles-ci et la capacité à trouver facilement les ressources nécessaires pour les différentes disciplines et niveaux éducatifs reste un défi.

Par ailleurs, certaines ressources sont limitées dans leur diffusion parce qu’elles ont été développées par peu de personnes et que, pour de multiples raison les mises à jour s’arrêtent, voire quelques unes disparaissent ou parce qu’elles ont été développées avec des technologies propriétaires qui n’interopèrent pas. L’accessibilité de toutes les REN (ressources éducatives numériques) relève d’un enjeu éducatif majeur pour s’assurer que les inégalités éducatives ne s’accentuent pas du fait des limites d’accessibilité des ressources. Il faut souligner que les situations de handicap aggravent ce problème d’accès aux ressources. Dans ce contexte, on parle alors de l’absence d’accessibilité numérique qui exclut de facto des personnes du droit élémentaire de tous les citoyens à la formation. Cette remarque peut être étendue à l’accès à l’information, au divertissement, à l’emploi via les outils numériques devenus incontournables aujourd’hui. Enfin, nous pouvons rappeler que cette exclusion est d’autant plus douloureuse à vivre et à constater que le numérique offre des solutions bénéfiques potentielles aux personnes en situation de handicap.

Garantir la portabilité des données personnelles éducatives et développer l'interopérabilité des solutions logicielles

Le règlement général sur la protection des données (RGPD) a été un acte fondateur en définissant le cadre juridique pour les données à caractère personnel des citoyens de l’Union Européenne. Ce règlement, construit sur les principes de 'privacy by design' (c'est à dire la prise en compte de la gestion de la confidentialité en amont, dès la conception du système, et non pas en aval une fois le logiciel développé) et de consentement individuel, garantit la portabilité des données pour chaque résident de l'UE qui est donc un droit exécutoire. À ce jour, aucun système, y compris au sein de l’Éducation nationale ou de l’Enseignement supérieur ne garantit cette portabilité. En effet, au motif que le cadre juridique autorise une exception à ce droit individuel dans le cadre de l’exercice du service public d’éducation, peu d’efforts sont faits pour permettre aux données personnelles d’éducation de circuler.

Difficile donc de concevoir qu’à l’âge où la plupart des productions individuelles des élèves se font par le numérique, on s’interdise de leur permettre de les conserver et réutiliser facilement ; chose qui paradoxalement, à l’âge du cahier papier semblait une évidence et était encouragée ! On se coupe ainsi d’une formidable opportunité de développement individuel et économique, pour le bénéfice de chacun des acteurs : élèves, enseignants, parents, chercheurs, et entreprises du secteur. Sans rentrer dans les débats techniques, des principes techniques existent en particulier via les systèmes de gestion des informations personnelles (PIMS) (1). Les PIMS permettent aux personnes de gérer leurs données à caractère personnel dans des systèmes de stockage sécurisés locaux ou en ligne et de les partager au moment et avec les personnes de leur choix. La start-up Inrupt, co-fondée par l’inventeur du Web, Tim Bernes-Lee, a été créée avec pour objectif de redonner aux internautes un plein contrôle sur leurs données et elle vient d’annoncer le lancement de son produit entreprise Solid (ici). Le cœur de l’action publique est alors de favoriser et de garantir la portabilité des données personnelles éducatives et nous recommandons la création du dossier de formation personnalisé permettant à tout apprenant de se réapproprier ses données d’éducation dans le contexte de société apprenante (2) (3) et qui s’inscrit pleinement dans la réforme du compte personnel de formation. Mais cela ne suffit pas car il faut aussi encourager voire imposer des standards pour l’interopérabilité des solutions logicielles, seule apte à garantir que toute solution technique ne tombe pas dans une escarcelle monopolistique quelle qu’elle soit dont on sait que c’est un frein à toute évolution, à toute innovation y compris dans le cadre d’une vision de 'bien public' (4).

Créer un observatoire des EdTechs

Nous proposons d'ailleurs de re-créer un observatoire des Edtechs. Une première initiative avait vu le jour en mars 2017 avec la création d’un Observatoire EdTechs porté par Cap Digital avec le soutien de la Caisse des dépôts et de la MAIF. Cet observatoire a permis de mettre en avant la dynamique des startups EdTechs mais n’a pas réussi, peut-être par manque de moyens et de maturité du secteur, à créer un observatoire des pratiques, des usages, de l’offre et de la demande dans le vaste champ de la formation (formation initiale et continue, etc.). Cet observatoire a été fermé en 2019.

Néanmoins, le besoin existe et va au-delà de la première version qui était essentiellement une liste statique d’entreprises des EdTechs. Actuellement, de très nombreux sites web fournissent des informations relatives au numérique éducatif : le très riche site Eduscol de l’Éducation nationale, le site de la DNE pour la veille et la diffusion des travaux de recherche sur le numérique dans l’éducation, les ressources pédagogiques développées par le CNED, les ressources de Canal U, l’initiative HUBBLE déjà citée, l’observatoire eCarto des territoires porté par la Banque des territoires, des observatoires d’académies (Paris, La Réunion, etc.), des sites d’associations d’entreprises (Afinef, EdTech France, EducAzur, etc.) Mais il n’y a pas à ce jour un observatoire qui permette d’agréger des informations, d’observer à l’échelle nationale des tendances et de mettre à disposition des données consolidées du numérique éducatif et encore moins d’avoir un travail de synthèse de référence et de parangonnage français et international (a minima dans l’espace francophone).

Aujourd’hui l'information sur le numérique éducatif est donc fragmentée et mélange contenus, solutions, informations, etc.

Aussi, nous recommandons de mettre en place un observatoire (français) des EdTechs pérenne sous la forme d’une plateforme web recensant les dispositifs utilisés dans l’enseignement et la formation, avec des évaluations quand elles existent, une cartographie des équipes de recherche travaillant sur le numérique pour l’éducation, une cartographie des entreprises du secteur et de leurs solutions, un blog listant les innovations du moment, etc.

Un tel observatoire doit être le reflet de l’écosystème français de l’usage des EdTechs et à ce titre il doit être construit en partenariat avec les associations d’entreprises et les clusters EdTechs régionaux mais aussi avec l’implication forte des acteurs de la formation (Éducation nationale, universités, écoles, etc.), du monde de la recherche et des collectivités territoriales. Cet observatoire devrait pouvoir jouer un rôle majeur de mise en relation avec des alter ego en Europe mais aussi dans ceux de l’espace francophone.

Pour porter une telle ambition, des moyens seront nécessaires mais il nous semble que pour garantir la neutralité et la pertinence de cet observatoire, il doit être porté par l’action publique à l’instar de ce qu’elle a réussi à faire avec PIX ; on pourrait par exemple réfléchir à le structurer avec les nouvelles missions actuellement envisagées pour le réseau Canopé et certainement avec la collaboration des ministères les plus concernés (MENJ, MESRI, MEIN).

* Les auteurs :

Gérard Giraudon (Inria). Pascal Guitton (Université de Bordeaux & Inria, Jean-Baptiste Piacentino (Edtech One), Margarida Romero (Université Côte d’Azur), Didier Roy (Inria & LEARN EPFL) et Thierry Viéville (INRIA) se sont associés pour la rédaction de cette tribune.

Notes

(1) « Managing your digital life with a Personal information management system », Serge Abiteboul, Benjamin André et Daniel Kaplan, Communications of the ACM, ACM, 2015, 58 (5), pp.32-35. hal-01068006

(2) « L’école dans la société du numérique », rapport n°1296 de la commission parlementaire des affaires culturelles et de l’éducation, rapporteur Bruno Studer, octobre 2018 (92 pages).
http://www.assemblee-nationale.fr/15/rap-info/i1296.asp

(3) « Un plan pour co-construire une société apprenante », François Taddei, Catherine Becchetti-Bizot, Guillaume Houzel, avril 2018 (88 pages).https://cri-paris.org/wp-content/uploads/2018/04/Un-plan-pour-co-contruire-une-societe-apprenante.pdf

(4) Les standards pour le numérique éducatif se sont développés au cours des dernières décennies, notamment en lien avec des plates-formes de formation (Learning Management Systems) par le biais des normes comme SCORM, AICC ou xAPI. Le standard Learning Technology Standards, IEEE-LTSC-LOM, permet également de décrire des objets d’apprentissage. Malgré le développement initial de SCORM, les standards restent encore trop peu intégrés dans de nombreuses ressources éducatives. Ces standards ne tiennent pas suffisamment compte des aspects pédagogiques et didactiques, bien que la LOM ou sa forme plus moderne la MLR (compatible avec le Web sémantique) intègre des éléments pédagogiques, sans vraiment faire office de standard. La plateforme edX y réfléchit car il est nécessaire de développer un standard si l’on veut disposer de normes plus largement utilisées. Le développement d'une terminologie commune en sciences de l’éducation comme le propose le « Lexicon project » est également un enjeu tant pour la recherche en sciences de l’éducation que pour le développement de solutions éducatives interopérables.

 

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