Scolaire » Actualité

Assassinat d'un enseignant : Les adolescents s'accrochent aux discours de certitudes et les enseignants sont souvent désarmés (S. Amici, Association des psychologues de l’Education nationale, 2nd degré)

Paru dans Scolaire le dimanche 01 novembre 2020.

ToutEduc remet "à la Une" les trois interviews de psychologues et psychiatre, spécialistes de l'enfance et de l'adolescence, qui peuvent les aider lorsqu'ils retrouveront leurs élèves et devront envisager avec eux l'assassinat de Samuel Paty.

Notre système scolaire vient de subir un traumatisme. La réponse est évidemment politique et pédagogique, elle est aussi psychologique. ToutEduc donne la parole, "en clair", à Sylvie Amici, présidente de de l’APSYEN-France, l’Association des psychologues intervenant dans le 2nd degré. Comment comprendre ce qui se passe dans un établissement scolaire et ce qui amène certains adolescents à contester les propos des professeurs ? Les enseignants ont-ils les moyens d'y répondre ?

Sylvie Amici : Les psychologues de l'éducation nationale qui travaillent dans le 2nd degré, dits "PsyEN EDO" pour "éducation, développement et conseil en orientation", interviennent déjà au sein des "cellules de veille" ou GPDS (groupes de prévention du décrochage scolaire) sur toutes les situations qui nous sont signalées comme inquiétantes, absentéisme bien sûr, mais aussi refus de certains cours, opposition systématique. Notre mission va bien au-delà du conseil en orientation. Et ces cellules réunissent, outre le PsyEN, les personnels médico-sociaux, le CPE..., on travaille en équipe et on envisage des modes d'intervention pour le jeune, mais aussi pour son groupe d'appartenance.

ToutEduc : Pensez-vous qu'un tel travail aurait pu éviter cette tragédie ?

Sylvie Amici : Non. Ce qui frappe, c'est la rapidité de l'enchaînement des faits, quelques jours entre le moment où ce professeur fait son cours et son assassinat, alors que le propre d'un professionnel est de ne pas se précipiter. Nous n'avons pas la rapidité des réseaux sociaux. D'ailleurs, on peut se demander si tout le monde n'a pas été dépassé dans l'affaire.

ToutEduc : En admettant que cette élève n'ait pas voulu ce qui est arrivé, son geste, dénoncer un professeur, n'en est pas moins très violent. Comment la psychologue que vous êtes peut-elle le comprendre ? Que dire aux enseignants qui vont retrouver leurs classes le 2 novembre ?

Sylvie Amici : Dans un collège, nous avons affaire à des adolescents qui se demandent quelle place ils peuvent prendre dans la société, qui construisent leur identité, et comme c'est compliqué, ils s'accrochent à tous les discours de certitudes, à tous les "prêts à penser", qu'ils soient d'ordre religieux, politique, sectaire... Et ces certitudes, ils y tiennent. Alors que le rôle d'un enseignant est de les amener à penser la complexité, d'aller à l'inverse du système cognitif humain, de les mettre en situation de "conflit socio-cognitif". Certains jeunes réagissent et sont dans le refus de penser.

ToutEduc : Vous avez évoqué le travail avec les "groupes d'appartenance", ne s'agit-il pas de réactions individuelles ?

Sylvie Amici : A cet âge où on se cherche, où on a envie de croire qu'il y a un mode d'emploi de la vie, où on n'est pas certain de savoir ce qu'on pense et où l'on peut changer d'opinion d'une minute à l'autre, l'appartenance à un groupe est essentielle et la parole des pairs est déterminante. C'est souvent le dernier qui a parlé qui a raison.

ToutEduc : Y a-t-il des "signaux faibles" auxquels les enseignants devraient être particulièrement attentifs ?

Sylvie Amici : Parmi les jeunes qui nous sont signalés et dont nous évoquons les situations dans ces cellules de veille, certains envoient des appels de détresse, qui peuvent être entendus par le biais de "signaux faibles", mais les adolescents et les jeunes adultes qui sont les plus convaincus, qui ont les positions les plus extrêmes, encore une fois qu'il s'agisse de religion, de politique, de dérive sectaire..., et qui influencent les autres, sont les plus discrets, ils n'envoient pas de signaux faibles. Je suis d'ailleurs frappée d'entendre parler des élèves "en général", comme si ils étaient tous sortis du même moule. C'est aussi vrai des enseignants...

ToutEduc : Que voulez-vous dire ?

Sylvie Amici : Je suis frappée d'entendre parler des professeurs comme s'ils étaient tous, comme Samuel Paty, porteurs des valeurs de la République, tous sur le modèle des "hussards noirs". Beaucoup de ces hussards sont désarmés. Les discours se multiplient sur la nécessité de mieux les former à la laïcité, mais on voit de plus en plus de contractuels qui n'ont eu aucune formation, même dans leur propre discipline. Tous les enseignants ne sont pas des super-professionnels capables d'aborder des questions transversales, des "éducations à...", alors qu'ils sont déjà aux prises avec les contenus disciplinaires. Beaucoup sont précaires, isolés, et ne sont pas en situation d'envisager la complexité. Et même les titulaires sont, pour certains, déstabilisés par la succession des réformes, leur professionnalité est en cause.

ToutEduc : Vous décrivez des situations qui ne sont pas propices à l'enseignement de la complexité...

Sylvie Amici : J'ai beaucoup d'admiration pour les enseignants qui sont confrontés à cette difficulté alors que leurs élèves n'en ont pas envie et qu'ils font partie d'une institution qui fonctionne par circulaires, fiches, méthodes, ce qui renvoie à un système de certitudes. D'ailleurs, bien des occasions où les enseignants pouvaient parler métier, par exemple pour l'élaboration de sujets à l'occasion de bacs blancs, ont disparu. Ils appartiennent à un corps, le "corps enseignant", dont je me demande s'il fait encore corps.

Propos recueillis par P. Bouchard, relus par S. Amici et libre de droits

« Retour


Vous ne connaissez pas ToutEduc ?

Utilisez notre abonnement découverte gratuit et accédez durant 1 mois à toute l'information des professionnels de l'éducation.

Abonnement d'Essai Gratuit →


* Cette offre est sans engagement pour la suite.

S'abonner à ToutEduc

Abonnez-vous pour accéder à l'intégralité des articles et recevoir : La Lettre ToutEduc

Nos formules d'abonnement →