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Réouverture : quelles sont les limites aux compétences du maire (une analyse d'A. Legrand du jugement de Bobigny)

Paru dans Scolaire le dimanche 24 mai 2020.

La réouverture des écoles, décidée dans le cadre du déconfinement, soulève, on le sait, beaucoup d’inquiétudes. Les craintes concernaient en particulier les niveaux les plus bas, en raison de l’âge des enfants concernés, à qui il paraissait difficile de faire respecter les mesures de sécurité dont le rappel accompagnait la décision de réouverture de l’activité d’enseignement. Elles ont inspiré à plusieurs communes de Seine-Saint-Denis, dont Bobigny, certaines mesures particulières liées au principe de précaution et conduisant à une distinction entre la situation des écoles élémentaires, appelées à rouvrir dès la semaine du 11 mai, et les écoles maternelles, dont la rentrée était renvoyée au début septembre.

Huit maires centristes du département avaient ainsi annoncé dès le 27 avril, dans un courrier adressé au préfet, leur intention de ne pas rouvrir les écoles maternelles en estimant que l’âge des enfants ne leur permettait pas de comprendre et de respecter les mesures de prudence nécessaires et qu’il était donc impossible de garantir la nécessité de la distanciation physique chez les plus petits, alors que le non respect de ces règles était susceptible « d’engager leur responsabilité pénale en tant qu’employeurs et gestionnaires de locaux ».

Une mère d’élève, par ailleurs conseillère municipale d’opposition, a déposé, devant le TA de Montreuil, une demande de référé-liberté contre la décision du maire de Bobigny de ne pas rouvrir les écoles maternelles, en y voyant une « atteinte grave aux libertés fondamentales que constitue le droit à l’éducation et l’égal accès à l’instruction », ainsi qu’à l’intérêt supérieur de l’enfant. Elle soulignait aussi l’effet dommageable provoqué par la décision de la mairie, qui aboutissait, selon elle, à une aggravation disproportionnée des inégalités scolaires et sociales sur le territoire municipal. Dans son ordonnance, rendue le 20 mai 2020, la juge des référés vient de donner une réponse en grande partie favorable à la demande, rendue au terme d’une analyse très longue et très argumentée.

L’un des arguments invoqués par la requérante faisait ressurgir la question classique du concours des pouvoirs de police : selon elle, en effet, en présence de mesures décidées par l’Etat, le maire n’a qu’une « compétence résiduelle ». On sait, depuis le début du 20ème siècle, que l’exercice par les autorités de l’Etat de pouvoirs de police, générale ou spéciale, ne frappe pas d’inanité le pouvoir du maire de veiller, au sein de sa commune, à la protection de l’ordre public et ne lui interdit pas de superposer ses propres mesures de police qui s’ajoutent aux mesures nationales. L’existence du code de la route n’empêche pas le maire d’exercer des pouvoirs de réglementation de la circulation dans certaines rues de sa commune. La jurisprudence y met simplement deux conditions : il faut d’une part que les mesures locales soient plus rigoureuses que les mesures nationales et, de l’autre, que cet accroissement de la rigueur soit justifié par des circonstances locales particulières. Par exemple, si le maire abaisse la vitesse limite de circulation ou interdit la circulation automobile dans certains lieux (mesure plus restrictive), ce peut être en raison de l’étroitesse des voies publiques aux endroits concernés (circonstances locales).

Après avoir rappelé l’évolution de la réglementation nationale, et en particulier l’existence du décret du 11 mai 2020, pris en application de la loi du même jour, qui prescrit les nouvelles mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, la juge des référés constate, dans la présente affaire, la concurrence entre trois pouvoirs distincts. Il y a d’abord celui que l’Etat tire du décret précité. La juge rappelle qu’à ce titre, le gouvernement « a décidé de modifier les équilibres antérieurement retenus dans les intérêts en présence entre, d’une part, celui de la santé et, d’autre part, notamment, ceux liés au droit à l’éducation et à la lutte contre les inégalités sociales. Il a en conséquence décidé de mettre fin à la suspension de l’accueil des usagers de certains établissements scolaires, avec des dates différées dans le temps et en en fixant strictement les modalités, la date du 11 mai ayant été retenue pour les écoles maternelles ». Les modalités des conditions d’ouverture ont été détaillées par voie de circulaire ministérielle.

Les nouveaux articles L. 3131-16 et L. 3131-17 du code de la santé publique ont par ailleurs institué un pouvoir de police spécial, confié au préfet : il permet en particulier à ce dernier de prendre toutes les mesures générales ou individuelles nécessaires à l’application des mesures gouvernementales. Ces pouvoirs préfectoraux de prendre des mesures plus restrictives, justifiées en l’espèce par le fait que le département de la Seine-Saint-Denis est classé en niveau de vigilance « rouge », s’accompagnent de la mise en place d’une procédure de dialogue entre l’Etat et le maire en cas de refus de ce dernier d’autoriser à nouveau l’accueil des usagers des écoles « afin d’évaluer l‘impossibilité d’accueillir dans les locaux de la commune un nombre même très réduit d’élèves, soit à raison de la configuration des locaux scolaires, soit à raison de l’impossibilité de réaliser dans les délais les opérations préalables de nettoyage ou d’assurer l’entretien régulier des locaux ».

Ce pouvoir des préfets de prendre les mesures d’adaptation locale des prescriptions nationales et de les adapter en fonction de l’évolution de la situation limite incontestablement la compétence municipale. Certes, elle ne la fait pour autant pas disparaître ; le maire garde, « même en période d’état d‘urgence sanitaire », ses compétences de police générale de prendre des mesures nécessaires à la sauvegarde de la salubrité publique dans sa commune. Mais, indique la juge, « la police spéciale instaurée par le législateur fait obstacle … à ce que le maire prenne au titre de son pouvoir de police générale des mesures destinées à lutter contre la catastrophe sanitaire, à moins que des raisons impérieuses liées à des circonstances locales en rendent l’édiction indispensable et à condition de ne pas compromettre, ce faisant, la cohérence et l’efficacité de celles prises dans ce but par les autorités compétentes de l’Etat; » La juge confirme ainsi les restrictions qui frappent la compétence de police du maire.

Sur le fond, l’égal accès à l’instruction, garanti par les préambules constitutionnels et le premier protocole additionnel à la convention européenne des droits de l’Homme constitue bien une liberté fondamentale au sens du code de justice administrative. Et le champ de cette liberté a été fortement élargi par les décisions récentes d’abaisser l’âge de la scolarité obligatoire de six à trois ans. Priver un enfant de toute possibilité de bénéficier d’une scolarisation ou d’une formation scolaire adaptée est donc susceptible de constituer une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, même si la sauvegarde de cette liberté doit être conciliée avec l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé.

En l’espèce, le maire a refusé globalement la réouverture des écoles maternelles, que l’Etat avait pourtant décidée : alors même que la circulaire du ministre de l’EN a privilégié l‘accueil des enfants de grande section, « se bornant à renvoyer à une exigence de souplesse dans les modalités retenues par les communes, afin de tenir compte des circonstances locales ». Et invoquant l’exemple de modalités suggérées par cette circulaire et ses annexes et des nuances qui pouvaient être apportées à la réouverture (porter une attention particulière aux élèves en situation de handicap et à ceux dont les familles ne peuvent assurer une instruction à domicile), la juge suggère à mots à peine couverts que la position du maire relevait davantage d’une pétition de principe que d’une analyse attentive de la situation locale.

« La commune, qui n’a pas cherché à prendre des dispositions destinées à contribuer à la bonne application des mesures décidées par les autorités compétentes de l’Etat, n’apporte aucune précision sur les raisons pour lesquelles elle ne pourrait respecter le protocole sanitaire » joint à la circulaire. « Si la commune invoque «également la difficulté à trouver des enseignants, et renvoie à cet égard aux responsabilités incombant à l’Etat, elle n’apporte aucune précision de nature à établir l’impossibilité dans laquelle elle se trouverait d’accepter l’ouverture des grandes sections des écoles maternelles, en tout ou partie », d’autant qu’il apparait qu’un faible pourcentage de parents d’élèves entendraient mettre leurs enfants à l’école. Les conditions permettant au maire d’exercer ses pouvoirs de police ne sont donc pas remplies. La juge vérifie alors l’existence de l’urgence et, répondant à cette question par l’affirmative, elle enjoint à la commune de définir, avant le 3 juin, les modalités d’accueil des grandes sections des écoles maternelles.

La commune, qui a déclaré vouloir faire appel et se sent confortée dans ses positions par l’exemple de communes voisines qui persistent dans leurs refus d’ouverture, prétend qu’à aucun moment, le TA ne lui ordonne l’ouverture des écoles maternelles et elle cite des exemples d’écoles où l’accueil resterait impossible. Mais c’est jouer sur les mots : elle est bien tenue de rouvrir, au moins partiellement, ses écoles maternelles, quitte, si elle constate des impossibilités ponctuelles, à apporter, par une argumentation détaillée et sous le contrôle du juge, les motifs précis et individualisés de sa position.

 

André Legrand.

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