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A quelles conditions peut-on souhaiter voir le teléenseignement se développer ? Les réponses de G. Dowek (interview exclusive)

Paru dans Scolaire le mercredi 13 mai 2020.

La période de confinement a mis en évidence la force du numérique en même temps que ses limites. Comment penser cette situation ? Gilles Dowek, chercheur à Inria, figure de la SIF (société informatique de France) et de l'association EPI (Enseignement public et informatique), répond à ToutEduc.

Gilles Dowek : Il faut d'abord penser au contexte général. Le confinement est un effet du numérique, et non l'inverse. Nous avons pu nous confiner parce que nous avions un réseau, des tablettes, des ordinateurs, des téléviseurs... sans lesquels il aurait été impossible de nous confiner à trois milliards ! La nouveauté, c'est que nous pouvions rester en contact, c'est la dé-spacialisation des liens.

ToutEduc : Certes, mais l'importance nouvelle prise par le numérique a fait surgir des problèmes inédits...

Gilles Dowek : Ils ne sont pas nouveaux, même s'ils ont pris une actualité nouvelle. Prenez la question du traçage. Certains estiment que la sauvegarde des libertés individuelles est plus importante que la santé, et tant pis si certains meurent, et d'autres à l'inverse, considèrent que la santé vaut plus que les libertés et que les grands maux méritent de grands remèdes. A quelles conditions peut-on articuler ces deux exigences ? Comment tenir sur la ligne de crête ? Une réponse possible est d'accepter les applications de traçage, mais uniquement à certaines conditions : il faut que chacun soit libre d'installer ou non l'application, que le code source soit publié, que le principe de souveraineté, au moins européenne, soit respecté et que ce ne soit pas Apple ou Google qui décide pour nous, que nous sachions où nos données sont stockées, et que nous ayons la garantie qu'elles ne seront pas utilisées à d'autres fins, par exemple, que la Police ne s'en servent pas pour tracer les contacts d'un dealer... (sourire). Si ces cinq conditions sont remplies, il me semble qu'on pourrait éviter un rejet massif.

ToutEduc : Et comment situez-vous la question scolaire dans ce contexte ?

Gilles Dowek : Encore une petite mise en perspective auparavant. Quelle étaient les raisons pour nous rencontrer avant lacrise sanitaire ? Le travail, l'éducation, le soin, le spectacle et laconvivialité. Chacune de ces rencontres a sa forme "à distance", le télétravail, la téléconsultation, dont le nombre a été multiplié par 100, la teléconvivialité (apéro-skype, etc), la télévision et ... le téléenseignement. Le téléenseignement est cependant un peu à l'école ce que la chaloupe est au Titanic, elle permet de continuer, mais elle n'offre pas tout le confort du paquebot, et elle n'a pas vocation à le remplacer.

ToutEduc : Le téléenseignement, c'est beaucoup mieux qu'une chaloupe...

Gilles Dowek : En effet, et nos perceptions ont beaucoup chagé sur ce point. Dans les années 2013-2015, nous avons connu le pic des MOOC (Massive Open Online Courses ou cours en ligne ouvert) et nous avons parfois pensé qu'ils allaient remplacer l'Université. Nous les avons ensuite complètement dénigrés. Et la crise du Covid-19 nous permet un un discours un peu plus rationnel. Nous avons compris que le problème du téléenseignement ne se pose pas de la même façon en temps d'épidémie et en temps "normal", de même qu'il ne se pose pas de la même façon dans la région parisienne, qui compte 16 Universités (avec Dauphine) que dans la Creuse. Et qu'il se pose encore différemment au Burkina-Faso. Une vidéo peut remplacer, disons à 80 %, un cours magistral donné devant un amphithéâtre où les interactions sont faibles, il n'en va pas de même pour une séance de travaux dirigés ou un suivi de projet.

ToutEduc : Quelles leçons l'Ecole peut-elle en tirer ? 

Gilles Dowek : Cela dépend beaucoup des personnes. Certains enseignants avaient, avant le confinement, une certaine appétence pour les techniques de l'information, d'autres pas du tout. Ils se félicitaient de la loi qui interdisait le portable et les tablettes à l'école. Ils pensaient que ces outils détournaient les élèves du savoir, qu'ils étaient justes bons pour envoyer des SMS pendant la classe ou regarder des films pornographiques à la récréation. La loi est toujours en vigueur d'ailleurs, et on se plaint que tous les élèves ne soient pas convenablement équipés en téléphones et en tablettes. Ce paradoxe devrait amener à se poser des questions, et les discours technophobes devraient changer ... un peu.

ToutEduc : Faut-il craindre ou espérer que les enseignants se trouvent mis en concurrence avec certains de leurs collègues qui ont leur chaîne sur Youtube ?

Gilles Dowek : C'est une question qui a été beaucoup débattue au moment de la montée en puissance des MOOC. Le risque est réel, mais minime. Et puis, dans tous les métiers, chacun est évalué. Le boulanger dont le pain est moins bon que celui de son voisin doit revoir sa recette, ou modifier son modèle économique. Que les enseignants soient un peu plus évalués est plutôt une bonne chose, si cette évaluation ne sert pas à les sanctionner, mais les aide à évoluer : chacun devrait être curieux de voir comment travaille son collègue dans la salle de classe d'à côté, pour trouver des idées d'amélioration de son propre cours. Pour ma part, je préférerais cependant que les cours soient mis en ligne sur le portail du lycée plutôt que sur Youtube.

ToutEduc : Le risque est pourtant de voir un enseignant vedette éclipser les autres, et l'offre d'enseignement se réduire.

Gilles Dowek : C'est aussi ce qu'on a pensé en Italie lorsque les disques microsillons ont été mis sur le marché. Chaque petite ville avait alors son opéra, avec des cantatrices de niveau inégal. Et les amateurs ont pu préférer le disque d'une diva plutôt que le spectacle local. Quelques opéras de province ont fermé, quelques chanteuses ont dû changer de métier, mais l'opéra y a, au total, gagné en qualité et en diversité...

ToutEduc : A quelles conditions l'évolution pourrait-elle être positive pour l'école ?

Gilles Dowek : Il faudra veiller à la qualité des objets informatiques. Travailler sur tablette ou sur un grand écran, ce n'est pas la même chose. Pendant la crise sanitaire, on pare au plus pressé, avec les outils dont on dispose, mais il faudra penser à plus long terme quand l'épidémie sera vaincue.

ToutEduc : Et que penser des limites des outils institutionnels ? Beaucoup d'enseignants ont préféré Discord à l'ENT ou au système proposé par le CNED... N'aurait-il pas mieux valu développer un seul ENT, puissant, plutôt que de voir chaque Région tenter d'imposer le sien ?

Gilles Dowek : En informatique, le gagnant ramasse souvent toute la mise. Il n'est donc pas nécessaire de développer des outils différents dans chaque lycée ou dans chaque académie. En revanche, il faut que l'Éducation nationale reste maîtresse du cahier des charges de ces outils, mais pas nécessairement de sa réalisation.

ToutEduc : Mais si on la confie au privé, le risque est de voir un géant de l'informatique, un Google, un Microsoft ou un Apple, qui ont une longueur d'avance et des moyens considérables l'emporter.

Gilles Dowek : L'important, c'est que l'Etat garde la main sur le cahier des charges, notamment en ce qui concerne la sécurité et la confidentialité, et que soient respectées les cinq conditions que j'énonçais au début de notre entretien, liberté de choix de l'utilisateur, publication du code source, souveraineté dans le choix des usages, sur le stockage et l'utilisation des données, garanties qu'elles ne soient pas détournées...

ToutEduc : Vous allez susciter la polémique.

Gilles Dowek : Le risque d'une polarisation du débat entre les Jacobins pour qui l'Education nationale doit tout maîtriser et les partisans du laisser faire est réel. Il faut trouver une position d'équilibre entre deux extrêmes, un chemin de crête.

Propos recueillis par P. Bouchard, relus par G. Dowek

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