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Coronavirus : le système éducatif et de formation professionnelle français ne préparaient pas au télé-travail (France Stratégie)

Paru dans Scolaire, Orientation le mardi 14 avril 2020.

France Stratégie a publié, le 6 avril 2020, une étude de 114 pages, "Les organisations du travail apprenantes : enjeux et défis pour la France", qui se penche sur la question de l'organisation du travail. Alors qu'une grande partie des Français a basculé dans le télé-travail depuis le début du confinement, forme de travail qui requiert notamment une triple aptitude à l'autonomie (professionnelle, technique, gestion des priorités), cette étude montre que le système éducatif et la formation professionnelle en France ne préparent pas à ce type d'organisation du travail, alors que d'autres modèles, encouragés de longue date dans plusieurs pays d'Europe du Nord, préparent mieux à cette forme de travail. Ces pays (Pays-Bas, Autriche, Belgique, Finlande, Danemark, Suède, etc.) ont en effet développé des programmes qui valorisent davantage l'un des quatre principaux modèles d'organisation du travail identifiés par France Stratégie, le "modèle apprenant", où les salariés sont souvent polyvalents, participent activement à l'élaboration des objectifs avec la hiérarchie, apprennent en continu et disposent d'une forte autonomie. Alors que les trois autres grandes formes d'organisation, les taylorienne, simple et lean production se caractérisent à l'inverse, avec des degrés de flexibilité néanmoins différents, par une autonomie plus encadrée, de fortes contraintes de rythme de travail, une grande répétitivité des tâches et un faible apprentissage dans le travail pour les deux premières.

"La plus faible diffusion d'organisation apprenante en France par rapport à la plupart des pays d'Europe continentale et du Nord serait liée aux caractéristiques de son système d'éducation initiale", écrivent les auteurs, Salima Benhamou (département Travail-Emploi-Compétences, France Stratégie) et Edward Lorenz (université Côte d'Azur et CNRS), ainsi qu' "aux caractéristiques de son système de formation professionnelle". Pourquoi ? Parce que la France "fait partie des pays qui accorde plus de valeur à la filière académique, celle qui met principalement l'accent sur l'acquisition d'un savoir théorique et scientifique, qu'à la filière professionnelle destinée à fournir des compétences pratiques et un savoir-faire technique et spécifique à un métier ou à un secteur d'activité". Or, plusieurs études comparatives ont montré, expliquent les auteurs, que les systèmes éducatifs nationaux qui accordent une plus grande valeur à la filière académique qu'à la filière professionnelle ont plus de chances d'adopter des organisations plus hiérarchisées. Celles qui accordent une valeur "plus équilibrée" aux deux filières ont plus de chances d'adopter des organisations qui valorisent toutes les formes de savoir et de connaissance. Outre "expliquer la pénurie de compétences dites cognitives (capacité à résoudre des problèmes concrets, à communiquer, à travailler en équipe avec des profils différents)" en France, ce "biais académique" en faveur d'un type du savoir formel au détriment d'un savoir-faire informel fondé sur la gestion et la résolution de problèmes pratiques pour appréhender des problèmes complexes relatifs aux activités professionnelles quotidiennes (davantage valorisé dans un modèle de formation professionnelle), "favorise une conception 'étroite' de l'expertise".

Un système qui reconnaît la valeur de l'enseignement académique et professionnel est plus favorable à des organisations décentralisées

Favoriser une forte hiérarchisation ce type de système "minimise la valeur de la connaissance 'tacite' et des compétences pratiques" et "accorde un faible statut aux travailleurs de 'production', possédant peu ou pas de diplômes". Il est ainsi porteur d'un autre biais : il peut "désinciter les personnes à se diriger vers des filières professionnelles". À l'inverse, un système élargi, comme on en trouve en Finlande, au Danemark, en Suisse ou en Allemagne, qui reconnaît à la fois la valeur de l'enseignement académique et de l'enseignement professionnel (l'expérience pratique en milieu professionnel y est reconnue comme une source de compétence et de qualification) est plus favorable à des organisations décentralisées.

Même si le "biais académique" du système éducatif français s'est considérablement atténué avec le développement dans les années 2000 de filières professionnelles au niveau secondaire et au niveau post-bac (avec des stages ou des périodes alternées d'études et de travail en entreprise), les auteurs regrettent qu'elles restent peu développées en milieu scolaire ou sous le mode de l'alternance, par rapport à la filière générale. Selon des données de 2015 de l'enquête EWCS (European Working Conditions Survey) menée tous les cinq ans auprès des salariés dans les États membres de l'Union européenne, un tout petit peu plus d'un quart des élèves inscrits dans le deuxième cycle du secondaire suivaient un enseignement professionnel en milieu scolaire. Les élèves suivant une formation en alternance représentaient, quant à eux, seulement 11 % de l'ensemble des élèves de l'enseignement secondaire du deuxième cycle. Et au total, les deux tiers des élèves de la filière professionnelle étaient formés uniquement dans les lycées professionnels, sans apprentissage approfondi en entreprise, le nombre d'apprentis ayant même diminué dans le secondaire.

Dans les pays où les organisations apprenantes étaient plus diffusées qu'en France, la filière professionnelle du second degré concernait 45 % des élèves en Suède, 52 % des élèves en Allemagne, 60 % en Belgique et au Luxembourg, 68 % aux Pays-Bas et en Suisse, et jusqu'à 70 % en Finlande ou en Autriche. Et si la part d'élèves en filière professionnelle au Danemark (40 %) "est sensiblement la même qu'en France (38 %)", la plus forte diffusion d'organisations apprenantes là-bas s'explique par le fait que les élèves danois suivent tous des formations alternant des programmes en milieu scolaire et en milieu professionnel (contre seulement 11 % en France).

Une formation professionnelle continue également plus théorique et formelle

Enfin, selon les auteurs, le retard de la France dans l'adoption du modèle de l'organisation apprenante est aussi lié aux caractéristiques de son système de formation professionnelle continue, caractérisé par la faible diffusion de la formation sur le lieu de travail en France où sont privilégiés plutôt des cours et stages hors de l'entreprise, actions davantage fondées sur un savoir plus théorique et formel que les actions de formation sur le lieu de travail et qui restent donc "plus éloignées des problèmes liés directement aux activités quotidiennes".

Regrettant une société française qui reste "structurée par une hiérarchie sociale, où les 'rangs' sont encore fortement conditionnés par la réussite au sein du système scolaire" (ce qui constitue "une singularité de la France au sein de lEurope"), France Stratégie invite à inscrire la promotion de ce modèle à l'agenda des réformes. Parce que "cela permettrait tout d'abord de développer chez les salariés la capacité d'apprentissage et le niveau d’autonomie au travail, l'esprit critique et l'aptitude à résoudre des problèmes complexes - autant de compétences cognitives, organisationnelles et sociales de plus en demandées sur le marché du travail".

Le document de travail de France Stratégie ici

Camille Pons

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