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"Les enseignants 'inverseurs' avaient déjà les outils et les moyens de gérer le choc" (Claude Tran, "Inversons la classe !)

Paru dans Scolaire le jeudi 02 avril 2020.

Les membres de l'association "Inversons la classe !" ont l'expérience des outils numériques et de leurs usages pédagogiques, qui sont sollicités actuellement pour assurer la "continuité pédagogique" qu’impose la fermeture des établissements scolaires et le confinement des élèves et de leurs professeurs. Les enseignants qui se réclament de ce mouvement sont toutefois confrontés comme tous leurs collègues à une “école à distance” qui renvoie à la maison une partie du travail habituellement fait en classe. Mais comment s’organisent ils ? Claude Tran, le président de l'association (pédagogue, ancien chef d'établissement et inspecteur*) répond à nos questions.

ToutEduc : La continuité pédagogique est-elle pour vous un concept nouveau ?

Claude Tran : Pas du tout. Il s'agit, pour les praticiens des classes inversées , “de réduire la discontinuité didactique qui existe entre la classe et la maison, en créant un continuum entre différents temps et différents lieux de l’apprentissage”, comme l’écrit Catherine Bechetti Bizot. Penser la cohérence pédagogique entre ce qui se fait en classe et ce qui se fait en dehors, c’est pour ces praticiens d’une part questionner la présence de l’enseignant en réservant au temps de classe les activités complexes ou à forte valeur cognitive par la mise en activité des élèves et l’apprentissage par les pairs, d’autre part en abaissant la charge cognitive de ce qui doit être réalisé hors la classe permettre à chaque élève de réaliser effectivement les tâches sans aide. L’hybridation des méthodes étant privilégiée , le cours magistral n’est bien sûr pas exclu....

ToutEduc : Est-ce ce à quoi on assiste avec le confinement ?

Claude Tran : Certainement pas quand aujourd’hui un collègien reçoit une quinzaine de pages de travaux personnels de cours et de travaux à réaliser tout seul, à retourner à l'enseignant qui corrige et note ces devoirs. C'est un vrai non-sens et les élèves, particulièrement les plus fragiles, sont souvent débordés par cette abondance de travaux à réaliser sans soutien ; les parents sont alors placés dans des situations difficiles. La réalité est toutefois complexe et nombre d’enseignants n’y ont pas été préparés. Vouloir reconstituer à distance le fonctionnnement de la classe réelle selon l’emploi du temps traditionnel est particulièrement difficile voire irréaliste. De nombreux enseignants parviennent à conserver le contact avec leurs élèves en mêlant par contre activités asynchrones et synchrones. Ils proposent des activités à réaliser par les élèves, mais utilisent divers outils comme la conférence téléphonique, la visioconférence, le chat, les mails mais aussi les services des ENT, ou des blogs qu'ils ont créés souvent eux-mêmes... pour répondre aux questions de leurs élèves en direct. La Classe Virtuelle du CNED qui permet en live ce temps d’échange est ainsi utilisée par quelques 12% des enseignants.

ToutEduc : Comment fonctionnent ces enseignants ?

Claude Tran : Ceux qui pratiquaient déjà des pédagogies nouvelles, qui avaient adopté une posture différente, qui adaptaient le travail à la maison aux possibilités des élèves avaient déjà les outils et les moyens de gérer le choc. Et c’est notamment le cas des “inverseurs” qui généralisent le concept de plan de travail adapté à chaque élève pour un suivi réellement personnalisé.. Ils ont pris l'habitude d'échanger avec leurs collègues et de mutualiser, grâce aux réseaux sociaux , particulièrement Twitter (que certains considèrent comme une vaste salle des profs) des informations sur les logiciels et les applications qu'ils utilisent, qu'ils fabriquent souvent, qu’ils testent en permanence..., mais également sur leurs pratiques pédagogiques, sur leurs réussites, sur leurs échecs. Nombreux sont les adhérents de notre association qui participent ainsi aujourd’hui à la formation des enseignants ; certains exercent d’ailleurs des fonctions de formateurs dans les INSPE ou dans les équipes académiques.Aujourd’hui le contexte les mobilise dans une formidable activité et un temps de mobilisation particulièrement important.

ToutEduc : Ces outils peuvent être problématiques ?

Claude Tran : Bien sûr. Ils ont des qualités et des défauts, et pour certains, ils n'offrent aucune garantie en ce qui concerne le recueil de données personnelles. C'est notamment le cas de "Discord", une plateforme de jeux en ligne que des élèves ont détournée et proposée aux enseignants pour échanger. C’est également le cas du logiciel de visioconférence Zoom victime de failles de sécurité. Il est essentiel de veiller au respect du RGPD dès lors que l’enseignant utilise un outil avec ses élèves.bAvec "la classe virtuelle" du CNED, des enseignants ont vu arriver des "trolls" dans leur classe : des élèves avaient transmis l'URL de la "classe" à des copains qui ont pu ainsi "ouvrir la porte" de la "classe" et la perturber... Ce type d'incidents a disparu à mesure que les enseignants ont appris à les prévenir en mettant en garde leurs élèves.

ToutEduc : Comment voyez-vous la sortie du confinement ? Quelles leçons pensez-vous que les enseignants en tireront ?

Claude Tran : Deux issues sont possibles. Les enseignants, confrontés à la nécessité de faire évoluer leur posture, leurs relations avec leurs élèves en particulier avec le numérique pédagogique transposeront ce qu'ils auront construit de manière expérimentale, et entreront dans cette réflexion collective que constitue la formation par les pairs . Mais d'autres auront été marqués par tout ce qui ne marche pas, les défaillances des outils informatiques, la quantité considérable de travail qu'ils auront dû fournir, et ils se diront : "rien ne vaut la classe traditionnelle."

ToutEduc : Quels enseignements la société pourra-t-elle en tirer ?

Claude Tran : C'est d'abord que le professeur est l’acteur essentiel aux apprentissages des élèves, de même que la classe comme lieu physique est le lieu central de la socialisation des élèves. Tous ceux qui pensent que l'on pourrait s'en passer, en envoyant des documents aux élèves, des exercices à faire, en leur donnant des URL de sites pour les explications, avec des cours enregistrés par des enseignants considérés comme les meilleurs, voire en les remplaçant par des robots, se trompent. Cela ne signifie pas que l'on ne doive pas s'appuyer sur l'intelligence artificielle ni sur les technologies pour accompagner l’évolution des stratégies pédagogiques, mais l'enseignant reste au coeur du réacteur chimique que constitue la classe, pour que le plaisir d’enseigner soit partagé par celui d'apprendre. Autre leçon de cette crise, la formation par les pairs devient un formidable outil d’intelligence collective et un moyen de création et de mutualisation de solutions adaptées à chaque enseignant mais également à chaque apprenant.

ToutEduc : Vous semblez réservé sur le rôle de l'institution...

Claude Tran : Non, pas du tout. Les DANE (délégation académique au numérique éducatif) tout comme les CARDIE ( cellule académique recherche, développement, innovation et expérimentation) font un travail formidable, je pense notamment à notre collaboration avec les équipes de Toulouse, Clermont, Montpellier, Marseille, Bordeaux, Poitiers, Paris, Versailles, Lille, Grenoble, Besançon, Dijon ...la liste est bien sûr non exhaustive. Notre association qui a reçu du ministère l’agrément des associations “éducatives complémentaires de l’enseignement public” a déjà passé des conventions avec les recteurs des académies de Paris et de la Martinique, et elle est en discussion avec une dizaine d'autres pour contribuer en particulier aux plans académiques de formation... Nous travaillons aussi avec la fondation Etoile (ici) pour développer sur tout le territoire des réseaux locaux d'enseignants qui puissent faire émerger les pratiques pédagogiques innovantes que nous prônons.

ToutEduc : Vous avez prévu d'organiser votre congrès annuel fin juin. A quoi sert ce type de réunion dans le contexte actuel ?

Claude Tran : Si nous ne pouvons le maintenir en juin, il sera reporté en octobre ! Et cet évènement annuel construit sur le modèle d’un congrès scientifique sera l'occasion d'un grand debriefing, permettant d'échanger nos expériences, de partager nos réussites, nos joies, nos peines aussi après cette longue et terrible épreuve que nos élèves et leurs enseignants auront traversée. Et il faudra continuer à travailler, en nous appuyant sur des équipes de chercheurs comme celle de Patrick Rayou, sur la "continuité pédagogique".

* Claude Tran est également contributeur à ToutEduc

 

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