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Quand l'exclusion de cours, "pour protéger le groupe", participe à conforter le décrochage des plus fragiles (Julien Garric, Aix Marseille Université)

Paru dans Scolaire le jeudi 14 novembre 2019.

À travers l'exclusion de la classe, pratique devenue "banalisée" dans le système éducatif français, "certains enseignants déplacent le problème et méconnaissent la part qu'ils prennent dans la construction de la déviance". Ils participent aussi "à conforter le décrochage des plus fragiles" et à instaurer "durablement des relations dégradées entre les adultes et les adolescents". Ces observations sont tirées d'une étude menée par un doctorant d'Aix Marseille Université (AMU), spécialiste de l'éducation prioritaire, des punitions scolaires et de l'éducation inclusive, Julien Garric, qu'il livre dans un article intitulé "L'exclusion ponctuelle de cours dans l'enseignement secondaire français : les effets d'une pratique punitive banalisée" et publié dans la Revue des sciences de l'éducation de McGill ce mois d'octobre 2019.

Ce doctorant en sciences de l'éducation, associé au laboratoire ADEF (Apprentissage, didactique, évaluation, formation) et enseignant à l'INSPE (Institut national supérieur du professorat et de l'éducation), a mené cette étude entre 2016 et 2018 dans trois collèges de l'éducation prioritaire d'une métropole du sud de la France, dans un des quartiers les plus pauvres d'Europe, "dans la continuité des travaux qualitatifs de sociologie de l'éducation qui démontrent la participation active des enseignants et de leurs routines punitives ou pédagogiques dans la construction de la déviance scolaire". Le chercheur ne s'attache pas seulement à décrire et à analyser les pratiques et les discours qui conduisent un majorité des enseignants à exclure des élèves de leurs classes, et la manière dont ils sont pris en charge par les services de vie scolaire, il met également en valeur des stratégies d'enseignants "résistants" à l'exclusion. Les résultats de ces travaux montrent que même si la majorité des enseignants cherche à protéger le groupe d'une minorité déviante en utilisant cette pratique, ils amènent ainsi les élèves exclus à conforter "leur carrière déviante par leur expérience dans des espaces de relégation disqualifiés".

Réalisée au travers d'entretiens semi-directifs menés auprès d'enseignants, de CPE, de principaux et d'AED (assistants d'éducation), et d'observations de classes, d'espaces de vie scolaire et de salles des professeurs, cette recherche ethnosociologique a été notamment motivée par un constat : la contradiction entre des textes réglementaires qui "désignent l'exclusion ponctuelle de cours comme une punition qui doit être appliquée 'dans des cas très exceptionnels', pour répondre à un manquement grave", alors que sur le terrain, les chercheurs constatent "pourtant une multiplication des mesures de renvoi".

Un "étiquetage" dès l'entrée au collège

Donner priorité au groupe plutôt qu'à l'individu semble expliquer le positionnement en faveur de cette pratique d'un grand nombre d'enseignants. "La majorité des enseignants cherche à mettre à l'écart les élèves inadaptés pour protéger les autres", considérant que "prendre en compte la minorité la plus éloignée de la forme scolaire serait incompatible avec la réussite de la majorité" et visant ainsi un objectif principal, "sauver ceux qui en ont la possibilité et la volonté", écrit en effet le chercheur. D'autant que beaucoup "considèrent que ces élèves se présentent délibérément dans la perspective de mettre à mal l'apprentissage de leurs camarades faibles scolairement, mais désireux de progresser et volontaires". Pour le chercheur, cette attitude témoigne avant tout de "l'empathie sincère" que ces enseignants ont pour les autres élèves, une majorité qui "souhaite participer au projet porté par l'école républicaine, malgré un niveau scolaire très faible". Pourtant, observe le doctorant, ces points de vue "mettent à mal la logique d'une éducation inclusive".

Une mise à mal qui commence d'ailleurs dès la constitution des classes à l'entrée au collège, où les enseignants repèrent des élèves déviants, sur la base des informations qu'ils récupèrent des élèves de l'école dont ils sont issus, à la fois en termes de difficultés scolaires et de comportements, constate d'ailleurs Julien Garric, qui souligne ici un paradoxe : "s'ils se disent que des choses peuvent changer, les enseignants attribuent à ces informations une valeur prédictive (...). Dès le mois d'octobre, ils sont en mesure de mettre, face au nom de chaque élève, un symptôme particulier (petite délinquance, arrivée récente en France, problèmes familiaux, vision ou audition défaillante, troubles du comportement)", rapporte ainsi le chercheur. "Pour ces enseignants, ces élèves ne sont pas à leur place : ils auraient dû être pris en charge dans un dispositif adapté", "verdict" qui, dès lors, "délégitime l'élève dans sa position scolaire, à partir de ce qui le constitue et dédouane en même temps l'école de sa responsabilité", analyse-t-il.

L'exclusion "entérine l'entrée des élèves dans une carrière déviante"

L'observation faite ensuite durant deux ans de la pratique de l'exclusion montre que celle-ci "entérine l'entrée des élèves dans une carrière déviante". Ainsi, relève le chercheur, "l'ennui et l'attente, dans des lieux inadaptés, sont le quotidien de ces élèves", qui trouvent paradoxalement dans ces entre-deux "l'occasion de se libérer de la forme scolaire". Les "connus", ceux qui font les passages les plus récurrents par la vie scolaire, passent ainsi "plus de temps en vie scolaire qu'en classe", et parce qu'ils sont "réguliers" et de ce fait non prioritaires pour être pris en charge si le ou les services sont saturés (pour être reçus par le CPE, avoir une place en salle d'études si celle-ci est pleine, etc.), ils se retrouvent fréquemment derrière un bureau installé dans la salle d'accueil de la vie scolaire, au milieu des AED où ils peuvent s' "assoupir ou assister passifs à des bavardages triviaux, entourés d'adultes qui consultent leurs téléphones portables, au milieu des mouvements des élèves qui passent à la vie scolaire pour une information".

Le processus qui suit renforce encore l'installation des exclus dans un parcours de décrochage puisque cette répétition des exclusions étoffe le dossier qui mènera alors à l'exclusion systématique, "le processus de désaffiliation suivant son cours de façon presque naturelle", relève encore le chercheur. Or, "en leur offrant une porte de sortie vers un espace moins contraignant, les enseignants désignent les actes permettant d'échapper à la contrainte : le refus de l'assiduité, l'insolence, la provocation ou la violence. À l'image des exclus d'un de ces collèges qui apprennent à se cacher des caméras de vidéosurveillance, on peut formuler l'hypothèse qu'à travers ces expériences, ils développent des compétences transférables dans des pratiques délinquantes", écrit encore Julien Garric, qui conclut que c'est "dans la répétition quotidienne des errances au sein d'espaces disqualifiés, [que] les élèves construisent leur carrière de déviants".

Quand des "résistants" privilégient la pédagogie coopérative la modulation de l'espace pour éviter l'exclusion

Pourtant, à côté, une minorité d'enseignants "s'opposent à la logique implacable de l'exclusion", pourtant "au sein d'une école qui reste attachée à l'élitisme", et développent des alternatives pour garder tous les élèves en classe et les faire réussir, "individuellement, en 'piochant' des solutions inclusives au hasard, dans des stages de formation continue, des lectures personnelles, des échanges de pratiques informelles".

Ces stratégies passent d'abord par la mise en activité (les élèves sont dans l'action, occupés), qui "va de pair avec une adaptation fine des supports et des tâches aux niveaux respectifs des élèves" et privilégient la pédagogie coopérative, qui "permet à chaque élève, qu'il soit en difficulté ou performant scolairement de s'enrichir au contact de ses pairs". Dans cette même logique, ces "résistants" révisent l'espace autrement "pour que l'élève y trouve des lieux aux fonctions diverses" : là, pour les élèves qui peuvent travailler tout seuls en autonomie, là, pour les élèves en difficulté, non loin de l'enseignant pour qu'il puisse les aider, là, ceux qui arrivent à travailler en groupe, et même là, des tables isolées pour placer un moment les élèves très agités, à qui l'on dit "quand tu seras prêt tu viendras travailler avec les autres". Ainsi, isoler les élèves perturbateurs à l'intérieur de la classe permet à ces derniers "par la suite de réintégrer le groupe" contrairement à l'exclusion, observe encore le chercheur. Enfin, "cette forme scolaire reconfigurée privilégie la posture d'accompagnateur à une figure traditionnelle de l'enseignant", relation d'accompagnateur, fondée sur des techniques de communication non-violentes.

Former et relancer la réflexion sur la punition scolaire pour une école visant la réussite de tous

Constatant, au-delà de ses effets, que de très nombreux enseignants débutants s'en emparent, faute d'alternative et "vite décomplexés face à cette pratique par les plus expérimentés", le chercheur invite dès lors à s'interroger sur "l'efficience des formations, initiale et continue, qui ne permettent pas de développer suffisamment chez ces débutants les valeurs et les pratiques pédagogiques nécessaires à une éducation inclusive". C'est d'autant plus important, selon lui, que l' "on a du mal à [s'en] défaire lorsqu'on a construit sa pratique sur cette première expérience".

Il invite aussi à relancer la réflexion sur la punition scolaire, "un enjeu central pour la construction d'une école visant la réussite de tous". Car, c'est aussi un constat global que Julien Garric tire de cette étude, "l'éducation inclusive est loin de faire l'unanimité chez les enseignants". Il souligne que sur les 50 enquêtés, seulement 12 se positionnent dans le sens d'une école pour la réussite de tous, et que si "les enseignants reconnaissent volontiers le lien entre le décrochage scolaire et ces exclusions répétées, ils ne se considèrent pas comme responsables d'un processus lié selon eux aux caractéristiques constitutives des élèves". De même, observe-t-il encore, si le collège unique "est rarement ouvertement remis en cause, certains considèrent qu'un enseignement manuel serait plus adapté aux enfants des classes populaires".

L'exclusion pratiquée régulièrement ou très régulièrement par 4 enseignants sur 5

Pour l'instant, seule la minorité des "résistants" (qui représentaient à titre d'exemple seulement 18 % des enquêtés en 2017-2018 et ont prononcé moins de 2 exclusions) "adhèrent explicitement au postulat d'éducabilité", c'est-à-dire qu' "ils acceptent celui qui perturbe la vie du groupe parce que la gêne occasionnée par l'autre qui est différent est nécessaire à notre humanité". Ceux là, qui pourtant s'inscrivent bien dans le mouvement vers une éducation inclusive, restent marginaux "là où une collaboration de tous serait nécessaire".

En 2017-2018, 1300 exclusions ont été enregistrées dans les collèges enquêtés (même si la comptabilisation n'est pas totalement fiable). Une grande majorité des enquêtés (58 %), "les routiniers", exclut des élèves régulièrement (3-40 exclusions). S'y ajoutent les "systématiques", "provocateurs de déviance", selon un concept de Peter Woods, les enseignants qui excluent des élèves de leurs classes très régulièrement, plusieurs fois par jour, parfois toutes les heures et cumulent à eux seuls la moitié du nombre total d'exclusions (40 exclusions et plus). Ils représentent près d'un quart des enquêtés (24 %).

Parce que ces observations ont été faites sur des établissements considérés comme "difficiles" et "dans lesquels la pratique de l'exclusion est attendue", le doctorant invite néanmoins à "élargir la recherche à des collèges accueillant une population plus mixte socialement afin de voir dans quelle mesure on y retrouve le même type de processus". D'autant, souligne-t-il encore, alors même qu'elle est associée à une question vive d'éducation - le décrochage scolaire puisqu'elle prive certains élèves d'heures d'apprentissage - "l'exclusion de cours est paradoxalement l'objet de peu de recherches", la seule étude quantitative datant de 2007.

L'article "L'exclusion ponctuelle de cours dans l'enseignement secondaire français : les effets d'une pratique punitive banalisée" ici

Camille Pons

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