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Culture des jeunes : une consommation devant les écrans mais davantage de pratiques amateur et de création (S. Octobre, DEPS, ministère de la Culture)

Paru dans Scolaire, Périscolaire, Culture le samedi 05 octobre 2019.

Plus de 10 ans après la dernière enquête sur les Pratiques culturelles des Français, le Département des études de la prospective et des statistiques (DEPS) du ministère de la Culture, s'apprête, sous la responsabilité de Loup Wolff, à étudier et analyser de nouvelles données recueillies depuis 2018. 9000 questionnaires ont été collectés à ce jour et une extension de l'enquête est en cours dans les territoires d'Outre-mer. En attendant de découvrir les tendances de cette nouvelle enquête qui doit être publiée fin 2019 ou début 2020, Sylvie Octobre, chargée d'études au DEPS et sociologue spécialiste des pratiques culturelles des jeunes, membre également du GEMASS (Groupe d'étude des méthodes de l'analyse sociologique, Sorbonne), dresse pour ToutEduc, sur la base de ses propres travaux, un portrait de cette génération et de son rapport à la culture. Un rapport profondément transformé, comme l'avait déjà pointé la précédente enquête, par les progrès considérables de l'équipement des ménages en outils numériques et depuis, en appareils nomades, la dématérialisation des contenus et la généralisation de l'Internet à haut débit. Si cette génération consomme des "biens culturels" majoritairement depuis les écrans, celle-ci accède plus facilement à des pratiques amateur et à la création, souvent en s'auto-formant ou en échangeant avec ses pairs, et développe des compétences technologiques, linguistiques et de communication, explique la chercheuse, notamment auteure de l'ouvrage "Les techno-cultures juvéniles : du culturel au politique", paru aux éditions L'Harmattan en 2018.

ToutEduc : Qu'est-ce qui a évolué dans les pratiques culturelles des jeunes ces dernières années ?

Sylvie Octobre : Le premier "terminal" culturel, c'est aujourd'hui le smartphone, suivi de la tablette et des ordinateurs. Ces équipements ont induit des transformations profondes sur les contenus et les contenants. Ils changent le format culturel, encore plus tourné vers l'image et le son, mais désormais numérisés, mais aussi les contenus, qui proposent davantage de schémas narratifs inspirés des jeux vidéo, avec des séquences courtes, des cliffhangers (fins ouvertes destinées à créer une forte attente, ndlr), des gratifications....

Du côté des pratiques, la création (musicale, audiovisuelle... ndlr) a été démultipliée, car les jeunes ont accès à bien plus d'outils. Et on n'a pas besoin des prendre des cours, on visionne un "tuto", on échange avec d'autres... La manière d'aborder la culture est radicalement différente. Alors qu'avant la création venait d'une pratique artistique amateur avec un professeur, là, ils se forment entre eux, s'inspirent de leaders youtubers..., en dehors des institutions de formation, en marge des adultes. Ce qui ne veut pas dire contre ! D'ailleurs, il n'y a plus de conflit générationnel autour de ça, juste autour du temps passé devant l'écran. Car on a compris, et c'est un des grands acquis des générations nées après 68, que chaque jeunesse a le droit de se caractériser par sa propre culture. Nos parents ne nous ont pas fait des crises quand on dansait sur Bananasplit (chanson de Lio, 1980, ndlr), alors que la chanson est bien suggestive, alors qu'Elvis Presley, par exemple, a été un objet de conflit.

ToutEduc : Que pensez-vous des critiques émises autour de ces pratiques numériques ?

Sylvie Octobre : En tant que sociologue, je ne suis pas "qualifiée" pour évaluer la qualité. Mais les générations précédentes n'ont pas eu davantage de Léonard de Vinci en faisant des pratiques amateurs avec des professeurs, car, de toute façon, le génie est toujours rare. Et prenons l'exemple du selfie, c'est faire de la photo. Certes, peut-être pas très artistique. Mais les jeunes des autres générations avaient-ils tous la démarche de s'interroger sur le cadre, la lumière... ? Là, on assiste à une vraie démocratisation des pratiques en amateur avec, en outre, une dimension nouvelle, la mise en commun qui ajoute un niveau supplémentaire. Avant, ce que l'on faisait individuellement n'était ni écouté, ni lu, ni vu. Et la diffusion de l'auto-production fait aussi partie du cycle créatif. Sur Wattpadd (plateforme qui permet de partager des histoires que l'on écrit, de commenter, annoter, ndlr), il y a de plus en plus de monde par exemple. Et le smartphone constitue une vraie révolution car il a fusionné la communication et le culturel. On n'a jamais autant communiqué, écrit. Il n'y a qu'à voir les tweets. La qualité est une toute autre question. Mais ça m'agace les discours "ils ne savent plus écrire, plus penser". On fait comme si nous avions été super géniaux, comme si nous n'avions pas regardé des séries comme Starsky et Hutch. Or, nous ne sommes pas devenus idiots, il me semble ! Et d'ailleurs, de ce point de vue, beaucoup de séries sont bien plus élevées, car bien plus complexes ne serait-ce que pour la compréhension scénaristique. Et certes, les jeunes lisent moins, mais nous ne lisions pas beaucoup non plus.

ToutEduc : Développent-ils des compétences particulières avec ces pratiques ?

Sylvie Octobre : Oui, et chaque génération développe des compétences. C'est une forme d'expression que je trouve intéressante à valoriser. Les jeunes développent des formes d'expressivité, des compétences technologiques, et ils deviennent aussi très forts en marketing de soi. Ils soignent la mise en forme, les mots-clés pour être attractifs. Nous, il a fallu qu'on l'apprenne à 30 ans, eux le vivent ! Le rapport aux langues est différent aussi. Avec Vincenzo Cicchelli, nous avons publié les résultats d'une enquête dans un ouvrage en 2017, "L'amateur cosmopolite", et nous avons été frappés par le nombre de jeunes qui consomment les séries et les films en langues étrangères. Et les progrès en langues sont substantiels, même s'ils n'ont pas été mesurés en termes scolaires. Il y a deux modes d'appropriation de la culture : vouloir tout comprendre ou vouloir percevoir. Eux préfèrent cette dernière. Ils valorisent les vrais sons, vraies ambiances, donc l'authentique, en sachant qu'ils ne comprendront peut-être pas tout. C'est une forme d'apprentissage intéressante, d'autant que le niveau en langue en France n'est pas élevé au regard des enquêtes PISA. Et ils peuvent aller jusqu'à consommer deux langues étrangères, quand ils regardent par exemple un film en coréen sous-titré en anglais. À l'époque, cette consommation en VO était très faible (la dernière enquête sur les pratiques culturelles des Français avait néanmoins observé que la proportion de jeunes regardant des programmes dans une autre langue que le français augmentait considérablement depuis 1998, ndlr).

ToutEduc : Qu'est-ce qui pèche alors ?

Sylvie Octobre : La vraie question, c'est plutôt comment accompagner ce changement. Il y a une abondance d'offres, mais trop. Overload (surcharge, ndlr) ! Il faut savoir faire des tris dans un univers où il est très difficile de le faire. Ou l'on trouve des formes d'expressions très diverses et où il y a beaucoup plus de gêne à hiérarchiser. Autre difficulté, faire avec un discours contradictoire : la culture c'est bien pour l'émancipation personnelle et l'approche, "très franco-française", qui consiste à vouloir que la culture soit "rentable" pour réussir à l'école, dimension que l'on retrouve fortement dans le monde professionnel aussi. Or, la norme bien pensante qui prône une grande ouverture à la diversité s'écrase quand se pose la question "à quoi ça va servir pour la scolarité". Et c'est bien Madame Bovary qui va tomber au bac !

ToutEduc : Comment accompagner les jeunes alors ?

Sylvie Octobre : Avec un discours audible, en les aidant à construire un sens dans les milliards d'informations auxquelles ils ont accès alors que nous n'avions, dans les années 70 et 80, que trois chaînes de télé, très peu de radios, et que tout était cher. Et être capable d'argumenter. Non pas dire "Louis Amstrong c'est mieux que le rap Kpop", mais "je pense que...".

ToutEduc : La précédente enquête de 2008 sur les pratiques culturelles des Français montrait que s'il y avait une jeunesse qui tirait parti des opportunités des nouveaux médias pour apprendre, se construire et partager, une partie restait en retrait des nouvelles propositions culturelles. Risque-t-on de retrouver ces inégalités dans l'enquête qui vient d'être menée ?

Sylvie Octobre : C'est la logique "habituelle" du cumul : ce sont les plus diplômés qui accèdent à la culture. Mais il faudra attendre que l'on ait analysé les questionnaires pour observer si la tendance et toujours la même, et pouvoir en parler.

Aller plus loin :

"Les techno-cultures juvéniles : du culturel au politique" - L'Harmattan - 2018

"L'amateur cosmopolite, Goût et imaginaires culturels juvéniles à l'ère de la globalisation", avec Vincenzo Cicchelli - ministère de la Culture - DEPS - 2017

"Deux pouces et des neurones, Les cultures juvéniles de l'ère médiatique à l'ère numérique" - ministère de la Culture - DEPS - 2014

Propos recueillis par Camille Pons

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