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Méthodes de lecture : "un combat idéologique" (J. Foucambert, interview exclusive)

Paru dans Scolaire le dimanche 25 août 2019.

La méthode idéo visuelle est la cible privilégiée, pour ne pas dire unique, des spécialistes de l’apprentissage de la lecture réunis au sein du Conseil scientifique de l’Éducation nationale constitué par Jean-Michel Blanquer (voir à ce sujet la conclusion du texte que nous a donné Liliane Sprenger-Charolles, ici). ToutEduc a rencontré son promoteur dans les années 60 - 70, Jean Foucambert. Âgé de 82 ans, il a pris sa retraite mais reste un combattant. Pour lui, "la bataille est d’abord politique, économique, idéologique".

ToutEduc : Vos adversaires font d’abord valoir les résultats des élèves aux tests de lecture. Que leur répondez-vous ?

Jean Foucambert : Quels tests ? C’est absurde. Ces évaluations faites dans l’année permettent au mieux de vérifier s’ils utilisent ce qu’on leur a enseigné, elles ne disent pas s’ils sont lecteurs ou en train de le devenir. Une évaluation sérieuse doit observer des jeunes sur la durée, au moins jusqu’à ce qu’ils aient quitté le système scolaire et voir si, jeunes adultes, le langage écrit est, pour eux, cet outil intellectuel nécessaire pour penser, comprendre le monde dans lequel ils vivent et le transformer. Sont-ils inscrits dans une bibliothèque, combien de livres lisent-ils dans l’année et lesquels, qu’écrivent-ils eux-mêmes, etc. Tout le reste ne dit rien de la qualité d’un apprentissage. Vérifier le b a ba enseigné ne dit rien de la lecture et d’autant moins qu’on n’en trouve aucune trace chez un lecteur expert... 

ToutEduc : Il faut pourtant bien partir du plus simple pour aller vers le complexe !

Jean Foucambert : C’est ce qui différencie le mieux les courants pédagogiques. L’écrit est tout de suite complexe ou ce n’est pas de l’écrit, seulement du transcrit. L’oral, pour un nouveau né, est tout de suite un complexe impliquant ou ce n’est pas de l’oral. La spécificité de chacune de ces complexités dépend du rôle qu’elles jouent en situation fonctionnelle. Les méthodes pédagogiques qui partent du simple font l’hypothèse que des éléments simples doivent être transmis puis combinés avant d’approcher cette complexité ; et que, sachant lesquels, il suffit de bien les transmettre afin de reproduire l’usage de cette fonction. Celles qui partent du complexe font l’hypothèse que, dès la naissance, l’être humain construit une théorie du monde dans sa tête en mettant en relation son expérience nouvelle avec tout ce qu’il sait déjà. Le besoin de donner un sens est au départ de tout ; la compréhension est première. L’esprit n’est pas alors un espace qu’il faut remplir mais qu’il faut aider à fonctionner en situation réelle c'est-à-dire significative. Lequel de ces courants garantira de reproduire le monde en l’état ? Lequel permettra d’en inventer un nouveau ?

ToutEduc : Mais comment accéder directement à la complexité ?

Jean Foucambert : Imaginez, seulement un instant le plus court possible, qu’on enseigne à un nouveau né à parler comme Madame Sprenger-Charolle pense qu’il faudra lui enseigner la lecture ! Ne communiquons surtout pas avec lui avant de lui avoir permis d’identifier les phonèmes... À l’inverse, savez-vous qu’en 1860, 80 % des ouvriers parisiens savaient lire sans être jamais allés à l’école ? Le siècle avait été riche en moments révolutionnaires. Le mouvement ouvrier s’était organisé sur le principe de l’éducation mutuelle : dans le chaud de l’action, ceux qui savaient un peu lire donnaient accès directement au contenu d’un tract ou à une analyse de Proudhon qu’on consultait ensuite pour retrouver un détail ou en débattant d’un argument, en se faisant éventuellement aider, mais déjà un peu moins. Ainsi s’apprenaient-ils à lire en les relisant. C’est ainsi que tous avaient appris à parler. 

Après l’écrasement de la Commune, Thiers comprend que, s’il ne fait rien, tout recommencera 20 ans plus tard. Il prend dans son gouvernement Jules Ferry. On oppose souvent le mauvais Ferry, le colonisateur au bon Ferry, le fondateur de l’école publique, gratuite, laïque, obligatoire. Mais c’est le même homme, celui qui entend domestiquer et tirer du profit des populations indigènes et de la classe ouvrière. 

ToutEduc : Pouvez-vous préciser comment ?

Jean Foucambert : La méthode syllabique est, à l’origine, celle des Jésuites qui voulaient que les enfants lisent avec la bonne intonation les prières en latin, alors qu’il n’y avait rien à comprendre. Lire, pour eux, c’est produire du son et non produire du sens. Jusqu’à la disparition du Certificat d’Études primaires, dans les années 70, l’épreuve de lecture, notée 5 points sur 100, évaluait une oralisation de quelques lignes sans aucun questionnement de la compréhension. Ne parlons même pas de ce qui ne se prononce pas, la lecture entre les lignes ! Dès 1885, ce qui sera gratuit, laïque parce qu’obligatoire, c’est pour les pauvres la syllabique tandis que, pour les enfants des classes privilégiée entrant en classe de onzième dans les lycées, les inspecteurs généraux n’auront de cesse de s’assurer qu’ils découvrent dès le début l’écrit dans la complexité de textes longs et subtils. Sur le même principe que, 200 ans auparavant, Fénelon avait écrit Télémaque pour le fils du dauphin , ouvrage que Jacotot reprit pour développer une démarche pédagogique dont Jacques Rancière s’inspira dans Le Maître ignorant. Comment les inspecteurs généraux d’aujourd’hui alertent-ils le ministre quand ils entendent dans les cours préparatoires des borborygmes auprès desquels papa fume se pipe pourrait prétendre au prix Goncourt ?

ToutEduc : Mais qu’appelez-vous lire ? 

Jean Foucambert : Il s’agit d’accéder au langage écrit comme à un outil de la pensée. Le langage oral permet la confrontation dans l’action, le langage écrit la théorisation dans la mise à distance. Les gouvernements bourgeois n’ont pas forcément intérêt à ce que toute la population ait les moyens de fabriquer de la pensée en théorisant leur vécu. Il s’agit d’une bataille politico-économique, avant d’être technique.  

ToutEduc : Vous-même, quand et comment l’avez-vous menée ?

Jean Foucambert : J’ai eu la chance d’être instituteur dans les années 60. J’avais une classe de 45 élèves avec 5 ou 6 niveaux, de bons résultats avec un enseignement nécessairement mutuel, les grands apprenant aux petits. Puis j’ai été nommé inspecteur en Bretagne, avec des enseignants qui perpétuaient l’esprit de la Résistance, et là encore, dans des recherches-actions. En 1975, j’ai été chargé par Louis Legrand du secteur « nouvelle organisation de l’école » à l’Institut National de la Recherche Pédagogique. Paradoxalement, les gouvernements de droite avaient compris que le système scolaire allait coaguler, s’effondrer, s’il ne pouvait s’appuyer sur des agitateurs, pour reprendre le mot d’un ministre de l’époque. Mais en 1985, une partie de l’inspection générale a eu notre peau, et Jean-Pierre Chevènement (qui avait succédé à Alain Savary au ministère de l’Éducation nationale, ndlr) a interdit aux écoles normales d’instituteurs de nous recevoir. Nous avons alors créé l’AFL, l’association française pour la lecture, dont je suis toujours un des animateurs, et qui compte quelque 200 adhérents.

ToutEduc : Quelles sont vos actions ?

Jean Foucambert : Outre l’édition d’une revue et de logiciels d’aide à la lecture (voir ToutEduc ici), nous lançons un programme avec la Préfète à l’égalité des chances de Seine-Saint-Denis, Fadela Benrabia, « Des athlètes dans leur tête », c’est un projet sur 6 ans, dans la perspective des jeux olympiques : permettre à des enfants, notamment ceux qui sont bilingues du fait du pays d’origine de leurs parents, de développer leurs capacités de lecture et de production d’écrits pour participer à l’accueil des sportifs et des touristes et rendre compte dans leur pays d’origine de ce qu’ils vivent dans le département de Seine Saint-Denis. Nous avons commencé à « Plaine Commune » en nous appuyant sur les centres sociaux, les associations sportives et culturelles, et le possible réveil des Bourses du Travail… sans rien demander à l’Éducation nationale. Sans parler des outils pédagogiques que nous avons produits pour tenter de corriger les tristes effets de l’enseignement officiel en matière de rapport au langage écrit...

ToutEduc : Vos adversaires mettent en avant, outre les tests évoqués au début de cet entretien, les acquis de la science et la recherche internationale.

Jean Foucambert : Ils ont tort. La recherche internationale revient plutôt dans notre sens. Mes « adversaires », comme vous dites, ne fréquentent que le pan le plus traditionnel et le moins ambitieux de la recherche.

ToutEduc : Etes-vous optimiste ?

Jean Foucambert : Paradoxalement, oui. La situation est tellement catastrophique qu’il n’est pas possible que ne survienne pas une révolte des citoyens, des parents, qui en ont marre d’un système qui produit aussi peu d’authentiques citoyens-lecteurs. Il faut déscolariser la lecture disions-nous en 1982 dans le premier éditorial de la revue « Les Actes de Lecture ». Le mouvement viendra de l’extérieur de l’école, d’une société éducative qui ne se supporte plus dans l’inégalité et la médiocrité. Suivez mon regard...

Propos recueillis par P. Bouchard, relus par J. Foucambert

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