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L'Intelligence artificielle au coeur du projet éducatif chinois (Claude Tran)

Paru dans Scolaire le dimanche 26 mai 2019.

Deux représentants du think tank "#leplusimportant" ont été invités à Pékin par l’UNESCO qui y organisait la “Conférence internationale sur l’Intelligence artificielle et l’éducation" (le texte du "document final" en bas de page). C'est sur ce même thème qu'il avait lui-même organisé un colloque au Collège de France le 25 mars. Claude Tran, membre actif du think tank et ami de ToutEduc était du voyage.

ToutEduc : Avant d'évoquer les enjeux pour la Chine de l'intelligence artificielle mise au service de l'enseignement, il faut comprendre ce qu'est l'IA et quelle est la démarche de "#leplusimportant".

Claude Tran : Le think tank est une association indépendante fondée fin 2017. Elle rassemble déjà plus de 250 experts et professionnels de tous âges et de tous horizons qui agissent pour développer les capacités et compétences individuelles de nos concitoyens pour permettre à chacun de trouver une place et un avenir dans notre société en pleine mutation. Elle cherche des solutions concrètes aux questions de qualifications, qu'il s'agisse de celles des travailleurs de plateformes comme Uber, des professionnels de santé confrontés aux disruptions technologiques, ou de l’impact des blockchains sur l’emploi et les compétences. Nous nous demandons également comment investir dans le capital humain au coeur de l'Europe sociale, comment inviter les chercheurs à contribuer à la diffusion des démarches scientifiques, notamment auprès des jeunes, comment le numérique et l'IA peuvent contribuer à la reconnaissance des compétences de chacun et au développement des capacités des élèves. Sur chaque dossier, après de nombreuses auditions, nous demandons aux experts que nous avons entendus de participer avec nous à la co-construction des propositions que nous adressons ensuite aux pouvoirs publics.

ToutEduc : Pourquoi, dans ce cadre, s'intéresser à l'intelligence artificielle ?

Claude Tran : Aprés la révolution de l'écriture il y a plus de 5000 ans qui fait entrer l'homme dans les temps historiques ou celle de l'imprimerie typographique avec Gutenberg qui rend possible la diffusion des idées par le livre beaucoup moins coûteux que les manuscrits , s’ouvre la troisième révolution industrielle faite d’électronique et d’informatique, avec l’invention dans les années 70 du microprocesseur, de l’ordinateur et surtout de l’internet, ce vaste réseau de serveurs interconnectés entre eux à l'échelle mondiale.

Aujourd’hui les livres sont sur le “cloud” et peuvent être lus sur les écrans par exemple de tablettes numériques mais, pour ne prendre qu'un exemple, des lunettes augmentées permettent de voir où le lecteur bute, et l'IA de lui proposer quasi instantanément des réponses aux questions qu'il se pose et qui lui ont fait ralentir sa lecture. Cela suppose qu'un algorithme permette d'analyser cette lecture , d'identifier la difficulté et d’aller chercher en temps réel dans une banque de ressources les éléments adaptés à ses difficultés. Ces données sont celles qui ont été accumulées sur ce lecteur, sur tous ceux qui lisent ce type de livres, sur tous les lecteurs de cet âge, etc. "L'intelligence artificielle forte" va plus loin, elle pourra prendre en compte des données sémantiques pour une analyse du langage naturel . De fait l’IA est évolutive, car on l’a programmée pour qu’elle apprenne en allant chercher des éléments inattendus. Les algorithmes évolutifs sont déjà là.

ToutEduc : L'IA a-t-elle sa place à l'école ?

Claude Tran : C'est une question que nous nous sommes posée. Nous avons identifié une première condition, elle ne peut être mise au service des élèves que si elle est avant tout au service des enseignants. Les dispositifs fondés sur l'IA sont particulièrement bien adaptés aux élèves à besoins éducatifs particuliers comme les élèves porteurs de handicaps ; déjà largement expérimentés leur efficacité convainc leurs enseignants. Mais chaque élève n’est-il pas unique avec des besoins éducatifs particuliers? L'IA permet alors pour chacun d’eux une personnalisation extrême des apprentissages...c’est un moteur auxiliaire de l’adaptation et de l’accompagnement !

ToutEduc : Ce qui modifie radicalement le rôle de l'enseignant, il n'est plus le garant, l'incarnation du savoir qui se trouve "dans la machine"...

Claude Tran : Le savoir est partout et si l’enseignant reste porteur de savoir, il accompagne l'élève dans son apprentissage, il est le garant d'une démarche scientifique, il est là pour encourager une curiosité intellectuelle et pour permettre à la personne formée d'être à chaque fois davantage autonome. Il s’agit d’apprendre à l’apprenant à apprendre en développant son esprit critique, sa créativité, sa maîtrise de la communication.

ToutEduc : Avant de vous demander pourquoi, à votre avis, l'IA intéresse les Chinois, dites-nous comment vous avez été reçus ?

Claude Tran : Très bien, dans un hôtel impressionnant de luxe et de modernité qui était également centre de conférence. Nous étions cinq cents, venus d’une centaine de pays, dont trois Français, Jean-Marc Merriaux (le directeur du numérique pour l'éducation, ndlr) qui représentait le ministre et deux membres de "#leplusimportant" Une cinquantaine de ministres avaient fait le déplacement venus d’Arménie, de Slovénie, d'Afghanistan, du Népal, du Sud Soudan, du Laos..., beaucoup d'Africains. D'ailleurs, l'un des groupes de travail avait pour thème "réduire la fracture dans l'éducation en donnant la priorité à l'Afrique".

Il y avait peu de représentants gouvernementaux des pays de l’OCDE; des experts de ces pays avaient été invités.

ToutEduc : Comment expliquez-vous cette importance donnée à l'Afrique ?

Claude Tran : Officiellement, la conférence s'inscrit dans le cadre de l'ODD4, l'accès à une éducation de qualité, le 4ème objectif de développement durable défini aux Nations unies. La conférence était organisée par l'UNESCO, le Gouvernement chinois, la Ville de Beijin, avec le soutien de TAL education group, une grande entreprise chinoise de conception d'outils numériques pour l'éducation et de Weidong, l'entreprise qui développe le Cloud chinois. Or l'intelligence artificielle a besoin de "clouds" pour stocker des milliards de milliards de données. Il se trouve que Weidong investit en France, et a récemment racheté la Brest business school ainsi que le groupe Démos, spécialiste de formation continue. Le PDG de Weidong a d'ailleurs déclaré : "Nous avons l'intention de montrer que nous sommes capables de produire des services de très grand qualité."

Nous avons entendu des conférences de très haut niveau d'experts chinois qui, avec cette conférence, ont prouvé à des pays en développement, en Afrique et ailleurs, notamment dans le monde francophone, qu'ils ont le savoir, la technologie et des entreprises françaises qui peuvent servir de canaux. Ce n'est qu'une hypothèse de ma part, mais je vois cette conférence comme un moment de la stratégie des "routes de la soie", de l'expansionnisme commercial fondé sur l'éducation.

ToutEduc : Les enjeux sont évidemment économiques et géostratégiques, mais y en a-t-il d'autres, à votre avis ?

Claude Tran : Oui, je parlerai d'abord d’éthique et de protection des données personnelles. C'est un sujet sensible en France et en Europe, où nous avons posé pour principe que chacun est propriétaire de ses données, des traces qu'il laisse, par exemple lorsqu'il effectue des recherches sur internet ou travaille en ligne sur un exerciseur de mathématiques. Le document final, adopté par acclamation à l'issue de la conférence, demande bien aux opérateurs "d'avoir conscience" du dilemme entre libre accès aux données pour permettre le développement de l’IA et les règles éthiques liées à la confidentialité des données. Mais une simple exhortation non contraignante peut elle suffire ?

Je me pose également la question en termes de "souveraineté” et plus particulièrement de “souveraineté pédagogique". Je veux dire par là d’une part qu’il s’agit de mesurer et donc limiter les risques de perte de contrôle sur notre système éducatif et de dépendance envers des infrastructures dont la soutenabilité économique et écologique est incertaine mais d’autre part que derrière tout cela l’idée même de l’exception culturelle d’un pays et de la France en particulier peut être mise en danger avec des outils technologiques susceptibles d’imposer la manière dont se façonne la pensée parce que conçus par les deux mastodontes de l’IA que sont les USA et la Chine.

Nous avons visité le "Beijing National Day School", un énorme établissement qui accueille quelque 4 300 élèves de la 7ème à la douzième année d’études (de la 5ème à la Terminale, ndlr), pour partie des enfants du secteur et pour l'autre partie, ceux d'une section internationale dispensée en anglais qui paient 15 000$ par an de frais de scolarité, un montant d'ailleurs comparable à celui du lycée français Charles De Gaulle de Pékin. Dans un pays où le nombre de riches ne cesse de croître - le nombre de particuliers chinois dont le patrimoine excède les 10 millions de yuans (1,3 million d'euros) a été multiplié par neuf entre 2006 et 2016, selon une étude de Bain Consulting et de la China Merchants Bank passant de 180 000 à 1,6 million - le développement d’établissements privés s’accélère et ils recrutent en particulier des contractuels étrangers.

Les bâtiments de la BNDS sont superbes, les salles très bien équipées en matériel informatique ... et en pianos. J'ai été frappé de l'importance à la pratique musicale, mais les élèves ne se contentent pas de jouer des instruments, ils en fabriquent. Plus généralement, j'ai vu des élèves qui sont dans la fabrication, qui résolvent des problèmes concrets. C’est ainsi que nous avons pu échanger avec des élèves du cycle moyen qui utilisent les systèmes Lego robot STEM (sciences techniques ingénierie et mathématiques) mais également des Robot Bluetooth - Makeblock une solution permettant la pratique de la programmation, de l'électronique et de la robotique. Ils s’initient au codage mais également fabriquent des pièces utiles à leurs projets avec des imprimantes 3D. Dans un autre laboratoire les élèves s’affairent autour de plusieurs types de robots et en particulier NAO le robot intelligent conçu par la société française Aldebaran, racheté par la société japonaise softBANKS . Une dizaine de robots humanoïdes Nao sont à la disposition des lycéens qui développent en langage Python et C++ des protocoles pour leur faire faire ce que l’on souhaite, au moment où on le souhaite, et donc leur dicter un comportement via la programmation informatique. Etait aussi présent dans le labo le dernier robot intelligent émotionnel Pepper également produit par SoftBANKS et vendu 20 000 dollars...

Ces robots permettent d’effectuer des recherches dans l’interaction homme-machine.

Ces pratiques créatrices des jeunes chinois se retrouvent bien sûr dans le “makerspace”, un atelier parfaitement équipé où les élèves développent des projets de la conception à la fabrication : c’est ainsi que l’un d’entre eux nous explique avoir conçu une aile volante en étudiant des formes originales d’avion pour ensuite en réaliser le modèle avec des logiciels de CAO comme SolidWorks développé par Dassault Systemes avant de fabriquer effectivement la maquette avec des machines numériques de précision. Il s’agit pourtant d’un établissement d’enseignement général !

ToutEduc : Vous évoquez des moyens matériels, considérables, mais qu'en est-il des moyens humains ? Et pour quelles priorités ?

Claude Tran : Près de 10 % des 400 enseignants du lycée sont titulaires d'un doctorat. Plusieurs dizaines d’entre eux viennent d’Amérique du nord, d’Amérique du Sud, d’Asie, d’Australie, d’Europe : j’ai par exemple pu m’entretenir avec un enseignant de physique de nationalité allemande et un chimiste américain.

La Chine développe dans cet établissement d’excellence un modèle pédagogique différent du nôtre, du moins pour ce que j'ai pu en voir. Dans une démarche très proche des modèles américains les élèves sont incités à développer des projets très concrets avec un programme qui donne la priorité à l’anglais, aux sciences et aux mathématiques et un temps de présence beaucoup plus important qu’en France.

Ainsi dès le primaire le Chinois et les mathématiques constituent environ 60 % du temps d’enseignement. Au cycle moyen (collège) ces deux disciplines avec l’anglais constituent 55% du temps d’enseignement. Au lycée prédominent les sciences et les mathématiques (50%) et les langues (30%).

L’Education est une des priorités de la Chine et l’IA doit pouvoir selon les autorités aider à la formation des 16 millions de professeurs

Le texte du Document final sur l’intelligence artificielle et l’éducation ici

A noter cet article de l'Agence d'information d''Afrique centrale qui indique que "le Congo renforcera la mise en œuvre de l’intelligence artificielle dans l’enseignement" après que le ministre de l’Enseignement primaire, secondaire et de l’alphabétisation, Anatole Collinet Makosso eut participé à cette conférence internationale et rencontré son homologue chinois (ici)

propos recueillis par P Bouchard, relus par C. Tran

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