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École de la confiance, l'esprit de la loi : l'opposition dénonce une reprise en main par l'État

Paru dans Scolaire, Orientation le dimanche 03 mars 2019.

Mainmise du ministère et du ministre sur l'institution scolaire, sur l'évaluation via un nouveau conseil d'évaluation de l'école (CEE), où siégeront en majorité des représentants du ministère et des personnalités nommées par le ministre, et à qui l'on confie une évaluation des établissements scolaires non "cadrée" dans la loi ; "mesures de pression", possibles atteintes à la liberté d'expression et développement de sanctions sur des bases "subjectives" au travers d'une mesure qui soumet les enseignants à un devoir d'exemplarité ; retrait autoritaire de certaines prérogatives qui incombaient aux Conseils d'administration des établissements scolaires ; nomination par les seuls ministres des directeurs des nouveaux INSPE (Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation) dédiés à la formation des enseignants... En matière de pilotage, d'évaluation et de fonctionnement de l'institution scolaire, nombre de mesures contenues dans le projet de loi "pour une école de la confiance" que l'Assemblée nationale a adopté le 19 février 2019 en première lecture (lire ici), ont suscité des critiques. Pour ses opposants, ces mesures n'illustrent pas l'esprit de confiance que le ministre tient tant à développer mais une reprise en main de l'État sur l'institution et ses personnels.

L'article 1er est certainement l'un de ceux qui a suscité le plus de remous dans l'hémicycle. Celui-ci étend le devoir de réserve des cadres de l'administration aux enseignants, qui devront désormais faire preuve d' "engagement" et d' "exemplarité" afin de "contribue[r] à l'établissement du lien de confiance qui doit unir les élèves et leur famille au service public de l'éducation". Des amendements visaient d'ailleurs à le supprimer, en s'appuyant également sur l'avis du Conseil d'État qui estime que cet article n'a aucune portée normative, et qu'il apparaît donc superflu alors même que le code de l'éducation inscrit ce devoir de réserve.

Facteur de cohésion ou atteinte à la liberté d'expression ?

Aux arguments de la majorité et des partisans de la mesure - l'affirmation de l'exemplarité est au service de [la] dignité du professeur", c'est un énoncé de "valeurs : la confiance et le respect mutuel qui doivent prévaloir entre les acteurs au sein des communautés éducatives", ce qui est donc facteur "de cohésion autour des savoirs et des valeurs communes", l'article pourra être invoqué dans le cadre d'affaires disciplinaires touchant des personnels s'étant rendus coupables de faits portant atteinte à la réputation du service public, mais également si eux-mêmes subissaient des violences... -, d'autres opposent, comme Pierre Dharréville (Gauche Démocrate et Républicaine, GDR), les possibilités de voir fleurir des "mesures disciplinaires discutables" et de "juger de la réalité de l'engagement et de l'exemplarité (…) sur des bases subjectives". Ainsi, pourquoi ne pas imaginer, comme l'a fait Sylvie Tomont (Socialiste, écologiste et républicain, SER), également hostile à cet article, qu'une publication sur internet puisse dès lors être considérée "juridiquement", "selon le juge qui l'apprécie, comme un manquement au devoir d'obéissance" ?

L'absence de critères sur lesquels se fonder pour déterminer si un enseignant n'est pas engagé ou exemplaire est en effet la principale critique concernant cette mesure. "Où se situe la norme juridique au beau milieu de ces vérités aussi absolues qu'incontestables ? Où est la règle qu’un administré pourra opposer à l'administration et un justiciable invoquer devant la justice ? Qui peut traduire en droit les notions d'exemplarité, d’engagement, de respect et de confiance ?", s'interroge Brigitte Kuster (Les Républicains, LR) pour qui "tout ce flou est de nature à créer une insécurité juridique".

Conseil national de l'évaluation : le ministère seul "maître à bord" ?

Même état d'esprit dénoncé pour la création du nouveau CEE qui entraîne de facto la disparition du CNESCO (Conseil national d’évaluation du système scolaire) qui œuvrait depuis 2013. Première critique, une composition qui ne garantit plus son indépendance, puisque 10 des 14 membres seront choisis directement par le ministère, dont 4 le représentant. Autre absence dénoncée, celle de représentants de lycéens ou de parents d'élèves, "alors qu’ils sont l'objet même des politiques concernées", remarque Danièle Obono (La France Insoumise, LFI). Les amendements demandant leur introduction dans cette composition ont été retoqués, tout comme ceux qui visaient à introduire des représentants du CESE (Conseil économique, social et environnemental) alors qu'ils siégeaient auparavant au CNESCO, au même titre que des parlementaires, ce qui garantissait, selon Emmanuelle Ménard (Non Inscrits), "une relative autonomie par rapport au ministère". Avec cette nouvelle composition, estime-t-elle, le ministère devient "juge et partie dans l'évaluation de [ses] propres méthodes".

Autre critique notable : pourquoi supprimer le CNESCO (qui poursuivra néanmoins ses travaux au sein d'une chaire au CNAM, selon une promesse faite par le ministre), plutôt que d'étendre ses missions, comme le suggérait un amendement soutenu par Régis Juanico (Socialistes et apparentés) ? Celui-ci motivait cet amendement par "l'instabilité du système d'évaluation du système éducatif" observée par la Cour des Comptes, puisque le système a connu 3 instances d'évaluation en 15 ans : le Haut conseil pour l'évaluation de l’école de 2000 à 2005, puis le Haut conseil de l'école, et le CNESCO depuis 2013.

Évaluation des établissements : pas de cadrage par la loi des critères d'évaluation

À ces interrogations, le Gouvernement oppose un motif : le CNESCO ne remplit pas un objectif, l'évaluation des établissements, qui constitue une autre des mesures nouvelles introduites par le projet de loi. Et parce que cette mission "consistera à mettre en œuvre la synthèse de la mise en cohérence de l'ensemble des évaluations conduites par le système éducatif (...) celles de la DEPP, de la DGESCO et des inspections générales", elle doit, selon Anne-Christine Lang, la rapporteure de la commission des affaires culturelles et de l'éducation, "être au cœur de ces trois instances et les coordonner".

Cette nouvelle mission confiée à ce nouveau CEE, définir des cadres méthodologiques pour l'évaluation des établissements – autoévaluation, puis évaluation par les corps d'inspection, formulation du projet éducation et 5 ans plus tard évaluation pour observer les progrès -, suscite aussi des suspicions. Des députés estiment nécessaire d' "encadrer très précisément les critères d'évaluation des établissements scolaires", pour "qu'elle soit acceptée" et lever les craintes "sur la finalité de cette évaluation", le risque étant que l'on en fasse "un outil de concurrence ou un critère de classement entre les établissements", "une base pour allouer des moyens aux établissements", "un outil d'évaluation des enseignants".

Notons que les quelques amendements adoptés ou les précisions apportées par la majorité - un programme de travail du CEE qui ne sera pas soumis pour avis au ministre, le fait que ce conseil "devra pouvoir s'appuyer sur les meilleures expertises nationales et internationales" -, que la majorité estime suffisants pour garantir notamment l'indépendance du CEE, ne suffisent pas à écarter toutes les craintes, et ce d'autant que d'autres amendements, comme celui qui visait à associer de façon plus large "tous les acteurs concernés", donc la communauté éducative, ont par ailleurs été retoqués.

Diminution des pouvoirs des CA des établissements et prééminence du ministère dans les INSPE

Dans la même lignée, un amendement du gouvernement qui prive les Conseils d'administration des collèges et lycées (CA) de certaines de leurs prérogatives au profit de commissions permanentes, est perçue également comme une autre atteinte à la liberté et une "mise sous tutelle". Si ces conseils avaient, jusque là, la possibilité de déléguer des attributions à la commission permanente, la loi rend désormais obligatoire la délégation de compétences sur une liste déterminée de champs, afin que le conseil puisse "recentrer" les travaux "sur les questions qui lui semblent les plus importantes".

Une atteinte à la liberté alors que "rien n'empêche le conseil d'administration de décider démocratiquement, dès sa première réunion, des questions qui doivent relever de la commission permanente", estime Elsa Faucillon (GDR), le rique étant que cette instance "ne reflète pas nécessairement l'ensemble des sensibilités représentées au conseil d'administration" (Bastien Lachaud, LFI) et qu'en France, "les délégations données à leurs commissions permanentes par les assemblées délibérantes – qu'il s'agisse de l'Assemblée nationale, des conseils régionaux ou des conseils départementaux – ne sont pas décidées par un acteur extérieur mais par l'assemblée elle-même" (Aurélien Pradié, LR). Notons aussi la réaction épidermique à ce sujet de Xavier Breton (LR) : "l'État veut tout commander depuis ses services centraux. Cela suffit !"

Enfin, cette reprise en main du ministère est également fortement dénoncée dans ce qui se dessine concernant le fonctionnement des futurs INSPE, parce que la direction de ces instituts sera nommée sans proposition du conseil d'évaluation de l’école comme ça l'était pour les ESPE. De même, le pilotage du référentiel de formation est désormais confié aux deux ministères de tutelle.

Le détail des comptes-rendus des débats ici

Camille Pons

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