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La méthode de lecture d' "Agir pour l'école" : "un crime contre les enfants" (une tribune d'Eveline Charmeux)

Paru dans Scolaire le dimanche 09 décembre 2018.

Eveline Charmeux, formateur honoraire IUFM et ex-enseignant-chercheur en pédagogie du français, toujours active sur son blog (ici), s'est procuré les fascicules de la méthode de lecture d'Agir pour l'école, actuellement en cours d'expérimentation dans les écoles de plusieurs départements, et nous a fait parvenir cette tribune que nous publions bien volontiers. Selon la formule traditionnelle, les opinions exprimées dans ces tribunes n'engagent que leurs auteurs. Elles sont "en clair".

L’école du dressage.

Quand elle oublie que l’élève est une personne, et qu’elle ignore que l’enseignant est un professionnel de l’enseignement, que devient l’école ?

Aujourd’hui, que ces vérités sont volontiers oubliées, nous avons, grâce à «"Agir pour l’École", la possibilité d’en imaginer concrètement les suites : cette association nous en offre un aperçu édifiant, à travers les trois fascicules du protocole d’expérimentation Projet-Lecture, agréés par le Ministère, pour la GS, le CP et le CE1, dont les titres sont sans ambiguïté :

GS et CP. Du son à la lettre : Conscience phonologique ; entrée dans la combinatoire

CP. De la lettre au mot

CP CE1. Du mot au texte : apprentissage de la fluence en lecture.

Ce qu’on voit, après avoir lu attentivement les trois fascicules ?

D’un côté, une enfance cassée, forcée, manipulée pour avaler de force toutes choses contraires à son fonctionnement, abrutie d’exercices ridicules censés accélérer la vitesse de lecture et de l’autre, un enseignant asservi, réduit au rôle d’exécutant, dont l’essentiel du travail consiste à remplir des tableaux de données chiffrées, dans une école reprise en mains par l’autorité.

Comment en est-on arrivé là ? Ce n’est pourtant qu’une expérimentation d’outils pour aider l’apprentissage de la lecture.

Certes, avec ces fascicules, l’aide est là ; c’est même au millimètre près, qu’ils vont être tenus, élèves et enseignants, d’une main de fer, la laisse ultra courte, sans écart possible : tout y est prévu, explicité, détaillé, jusqu’à la manière de parler aux élèves, jusqu’aux phrases à utiliser pour eux. Et, il faut le reconnaître, pas forcément inutiles, car personne, sans eux, n’aurait jamais eu l’idée de s’adresser aux enfants ainsi : "Quand ta bouche prononce le premier son du mot, tes yeux doivent déjà regarder les sons suivants pour les mélanger tout de suite."

Regarder des sons, pour les mélanger aussitôt : avouez que, quoique pas facile à faire, c’est nouveau et scientifique...

C’est avec étonnement, qu’on entre dans ce discours, qui se prétend protocole de recherche, devant une syntaxe et un vocabulaire frôlant constamment le faux-sens et véhiculant des notions approximatives (cf. la citation précédente). Et l’on se demande si l’on doit y voir des ignorances ou simplement du mépris pour des décennies de travaux scientifiques, qui sans doute gênent des projets, dévoilés ici sans complexe.

Par exemple, dès les premières lignes du premier module où sont présentés les objectifs à atteindre entre la GS et le début du CP, on ne peut s’empêcher de sursauter. Sont annoncées gravement des "compétences à acquérir", et que voit-on suivre ? Ceci :

* savoir Repérer les deux syllabes d'un mot (premier niveau);

* savoir Repérer les deux sons d'une syllabe (deuxième niveau)

* savoir Associer deux sons pour former une syllabe. (troisième niveau et fin du premier

module).

Il est clair que rien de tout cela n’est une "compétence" : de minuscules "savoir faire", tout au plus, dont l’intérêt est plutôt flou et les liens avec la lecture, inexistants.

Faut-il rappeler qu’une compétence est, certes, un "savoir faire", mais dont la théorie est maîtrisée ? Selon une définition plaisante : être compétent dans un domaine, c’est "savoir faire, savoir comment on fait pour faire, et savoir pourquoi on fait comme ça pour faire"... On en est loin ici.

Autre étonnement qui frôle l’ahurissement : voilà un outil d’aide à l’apprentissage de la lecture, où la lecture n’est quasiment jamais évoquée ! Il faut attendre le second volume pour trouver la première occurrence du verbe "lire", dans l’objectif suivant : "lire des mots simples avec les lettres apprises". Et pour ce qui est de lecture qu’on appelait jadis "courante", celle du CE1, avec des textes, à laquelle est consacré le dernier fascicule, on n’en trouve que deux occurrences dans les trois objectifs :

* Accélérer la vitesse de lecture pour parvenir à lire 130 mots à la minute.

* Comprendre des textes de difficulté croissante, notamment des extraits de littérature.

* Lire avec le ton et le phrasé dès la première lecture.

Il est clair qu’aucun de ces "savoirs" ne correspond à l’acte de lire. Celui qui évoque la nécessite de "comprendre" des textes de difficulté croissante, comme n’est explicité ni le verbe comprendre, ni ce qu’on entend par difficulté, ni ce que peuvent être des difficultés croissantes, on reste très loin de la notion de lecture, sauf à vider le terme d’une signification précise et lui faire dire n’importe quoi.

Si l’on creuse cette notion, on se rend compte que lire, c’est, en réalité, établir une communication avec un partenaire absent. C’est donc une communication différente de ce qu’on fait à l’oral, en ce sens qu’elle demande une opération spécifique, inutile dans la communication directe, qui est d’avoir d’abord identifié comme message, la suite de mots présentée : un message, c’est-à-dire, du langage produit par quelqu’un pour dire quelque chose à quelqu’un d’autre. A l’oral, il était évident ; à l’écrit, il ne l’est plus.

C’est la notion de "message" qui définit l’acte de lire, et c’est ce qui permet d’affirmer que lire, c’est bien "comprendre" : une communication se définit par la réponse. C’est, en effet la réponse qui prouve que le message oral est bien passé ; à l’écrit, de la même manière, c’est la manière de réagir qui permet de savoir que le message a été reçu en tant que tel.

On trouve ici confirmation du caractère incohérent, indéfendable, du présupposé, sacralisé à la fois par la tradition et le pouvoir, selon lequel c’est par tout un travail sur l’écoute de l’oral, qu’il faudrait aborder l’apprentissage d’un moyen de communication s’effectuant sur des signes perceptibles par les yeux.

Non seulement "Agir pour l’École", impose cette étrangeté aux enfants qui, pourtant, tous, savent que lire s’effectue avec les yeux, comme ils le voient chaque jour autou d’eux, mais on pousse ici le raffinement (sadique ? ) jusqu’à éviter le vrai langage oral, pour lui substituer des éléments abstraits, des syllabes, des mots inventés, des "petits sons" dans les syllabes, sans le moindre lien avec ce qui est effectivement entendu dans la vie quotidienne de ces enfants.

En tout cas, dans ces conditions, on comprend qu’un mot isolé, ou une petite phrase inventée, encore moins des syllabes, ne sauraient être des objets de lecture. On peut les "reconnaître", on peut les "prononcer", mais on ne peut ni les "lire", ni les "comprendre", cette dernière activité n’existant que par une mise en relation avec un "contexte", celui de la situation ou celui du texte où figure le mot.

N’est pas davantage de la "lecture", ce qui est cité sous ce nom, dans le fascicule 3. Pour la première allusion, il s’agit de la vitesse (et non de la lecture, elle-même) et la seconde est visiblement confondue avec la lecture à haute voix, dont on sait qu’elle n’est point de la lecture, mais une communication orale de celle-ci.

En revanche, l’énorme travail consacré à l’accélération de la vitesse de lecture, sous le nom (plus "chic") de "fluence", suscite des réactions diverses qui vont de la rigolade à la colère, tant la notion est interprétée de façon ahurissante : lire 130 mots à la minute ? Ils se croient dans une formation de sténodactylos ?

Certes, il est vrai que la compréhension est favorisée par une lecture plus rapide. Mais il ne faudrait pas oublier que :

1- La fluence en lecture, certes nécessaire à la compréhension, ne concerne absolument pas la lecture orale : il n’ y a aucun intérêt à lire vite oralement ! C’est même une idée ridicule.

2- La fluence de lecture n’est en rien le résultat d’une accélération de la vitesse de perception des mots du texte, elle est le résultat d’un élargissement de l’empan visuel, ce qui est profondément différent (voir les travaux de Javal et de Richaudeau, entre autres)

3- il y a d’autres conditions nécessaires à la compréhension de ce qu’on lit, et d’abord une approche explorante du texte et non linéaire, qui, seule, permet la formulation d’hypothèses sur la signification de celui-ci, et l’installation d’un horizon d’attente, indispensable, pour repérer les détails pertinents du texte, et donner toute son efficacité à la lecture linéaire qui vient alors valider ou infirmer les hypothèses.

Les auteurs ici semblent n’avoir pas compris les travaux concernant cette "fluence". Et la multiplication des exercices ridicules, proposés dans ce fascicule, est totalement hors sujet : une frénésie galopante, dont toute intelligence est bannie, incompatible avec les opérations mentales par lesquelles s’effectue la compréhension.

Pour ce qui est enfin du troisième objectif : "Lire avec le ton et le phrasé adéquat dès la première lecture", on y relève surtout deux erreurs importantes : outre qu’il ne s’agit pas de "lecture", mais de communication orale de celle-ci, on sait qu’il est quasiment impossible de comprendre, si on ne l’a pas "lu" auparavant, ce qu’on vient de lire à haute voix.

On notera que la compréhension exigée dans le second objectif du troisième fascicule, se contente d’être vérifiée et évaluée par des "questions de compréhension", on ne peut plus classiques, sans qu’aucun travail ne soit prévu pour son apprentissage.

Alors, de l’étonnement, on passe à l’inquiétude, puis à la colère.

Inquiétude devant les conseils donnés pour que les enfants retiennent, avec des affirmations comme celle-ci, qui révèle une incroyable ignorance à la fois de ce qu’est un enfant et de la manière dont s’effectue un apprentissage : "(Il faut) répéter l’exercice sans aborder le suivant, jusqu’à ce qu’il soit réussi"

Apparemment les auteurs ignorent qu’aucun savoir nouveau ne peut jamais être "acquis" immédiatement à la fin d’un apprentissage. On commence par savoir qu’on l’a appris et on le reconnaît quand on le rencontre, mais il faut du temps et un grand nombre de "rencontres", en situations et contextes divers, pour qu’on devienne capable de s’en servir. De nombreux travaux, notamment dans le FLE, ont approfondi ce constat, qu’on a tous observé personnellement.

A cela s’ajoute une pincée de scientificité caricaturale, avec des évaluations à haute dose, initiales, et finales, et des "tests" à chaque passage au niveau supérieur, lequel exige l’Ausweiss pour y avoir accès. Et cela, au mépris de tout ce qu’on sait sur le caractère stressant et destructeur d’apprentissage, des évaluations répétées, non participatives, et d’autant plus blessantes qu’elles sont présentées comme rigoureuses.

Et c’est, au bout du compte, la colère qui surgit quand la raison profonde de toutes ces étrangetés se fait jour au fil de la lecture de ces fascicules : un mépris monumental pour les enseignants, comme pour les élèves, une volonté de mâter ce mammouth, qui, quoiqu’immobile, reste potentiellement turbulent, avec ces gens qui osent réfléchir.

Mépris pour les enseignants, dont les compétences professionnelles sont niées, à qui toute liberté d’action est refusée, qu’on prend pour des débiles avec ces explications ridicules, et dont le seul travail consiste à rendre compte de prétendues évaluations, et de tests, qui leur sont imposés d’en haut.

Mépris pour les élèves, auxquels on inflige un véritable lavage de cerveau. Comme ce qui leur est demandé est totalement hors de leurs possibilités, c’est un véritable dressage des petits, auquel on assiste, avec tous les ingrédients de la chose, connus, hélas, depuis longtemps, mais dont, au 21ème siècle, et dans une démocratie, on était endroit de penser qu’ils avaient disparu :

* l’infantilisation : "On va faire un essai avec une syllabe plus difficile (??!!). Ecoute bien ; dis-moi, après moi, la syllabe TO..."

* la répétition, bête et méchante, de la même chose, sous la même forme : "Afin de ne pas augmenter les écarts de niveaux, n’hésitez pas à solliciter davantage les élèves qui en ont le plus besoin : durant les séances d’entraînement, soumettez-les à deux sollicitations à chaque tour de table."

Répétition de ces séances de rapidité de lecture, de plus en plus folles, où la compréhension est totalement oubliée au profit de la vitesse : c’est le monde à l’envers ! Une entreprise d’abrutissement savamment orchestrée.

* le dorage de pilule, avec les récompenses et les compliments : "Pensez à rendre la séance vivante et à distribuer de nombreux encouragements et félicitations : les élèves n’en seront que plus motivés" ("motiver" encore un verbe dont le sens échappe à l’auteur !).

On frémit devant les conséquences de ce matraquage à la docilité, sur les adultes qu’ils deviendront.

Qu’un projet pareil puisse être agréé par un ministre, qu’il ait pu être accepté comme recherche, est dramatique : prendre ainsi des enfants comme cobayes, pour une expérimentation contraire aux valeurs que l’École est chargée de défendre, c’est une honte, un crime contre la notion d’Éducation, un crime contre les enfants.

Malheureusement, cette protestation n’est pas inscrite dans les revendications des gilets jaunes...

Eveline Charmeux. Décembre 2018

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