Education nouvelle et pédagogies alternatives, deux mouvements difficilement conciliables (S. Wagnon)
Paru dans Scolaire le jeudi 15 novembre 2018.
"Les pédagogies alternatives sont-elles les artisans d’une libéralisation et d’une privatisation de l’éducation ou les révélateurs d’une nouvelle façon de concevoir l’éducation ? Sont-elles un moyen de contournement de l’enseignement public par la marge ou au contraire un aiguillon pour rénover de l’extérieur comme de l’intérieur l’enseignement public ?" Ce sont les questions que pose Sylvain Wagnon (Montpellier). Il propose un "essai de cartographie et de définition" de ces pédagogies dont l'essor est "quantitativement très limité" mais témoigne d'une forte "attirance pour une autre façon d’éduquer" et d'une volonté "de changer l’école dite traditionnelle".
Cet effort de définition s'impose puisqu'on a affaire à une "nébuleuse" qui réunit des écoles "traditionnalistes" religieuses, des écoles Montessori, des écoles Freinet et le homeschooling. Certaines de ces écoles sont "en concurrence avec l’enseignement public" et d'autres veulent "transformer l’enseignement public de l’intérieur". Au sein de l’éducation nationale, le nombre des établissements qui se réclament de pédagogies différentes est très limité, 9 collèges et lycées (micro-lycées, pôle innovant lycéen ou collège Decroly) et 23 écoles Freinet. Mais là encore, les différences sont importantes : "certains établissements comme le Lycée autogéré de Paris ou l’école Vitruve affichent explicitement une volonté de transformation sociale et politique et d’autres, comme les micro-lycées, (constituent) plus une réponse institutionnelle et technique au décrochage scolaire qu’une réelle volonté critique du système éducatif".
Des paradigmes qui se retrouvent dans tous les mouvements alternatifs
L'auteur propose toutefois une distinction essentielle : "Les pédagogies nouvelles nées au XXe siècle et les pédagogies alternatives du XXIe siècle apparaissent différentes dans leurs finalités politiques, leurs modalités et leurs assises scientifiques (...) Les mouvements Freinet mais aussi dans une moindre mesure Decroly revendiquent une finalité émancipatrice et de transformation politique. Les mouvements de pédagogies alternatives se revendiquent le plus souvent 'apolitiques' et soulignent avant tout le développement de la personnalité et le développement personnel."
S. Wagnon distingue trois "paradigmes structurant" de ces écoles : la notion du développement personnel (et avec elle la notion de bienveillance), la volonté de légitimer ces pédagogies avec les sciences cognitives et en particulier les neurosciences, la primauté de la famille sur l’institution scolaire. Sur ce dernier point, il parle même d'une "sorte de revanche des parents face à la puissance de l’école publique française depuis le XIXe siècle", d'une "défiance à l’égard d’une école qui estime être un creuset commun sans réussir à développer une réelle démocratisation ou mixité sociale au sein des établissements". Il ajoute que "la plupart des homeschoolers soulignent l’importance des apprentissages informels" alors que seuls "les apprentissages dits formels" sont pris en compte par le système scolaire classique.
Les neurosciences comme principe de légitimation
En ce qui concerne "la notion de développement personnel", qui correspond à "un mouvement de fond de nos sociétés occidentales", elle trouve une origine dans le "New Age" issu "en partie des théories théosophiques", tandis que la "psychologie positive" s’intéresse "au bien-être, à la réalisation de soi" et "connaît un succès grandissant". La bienveillance "est un autre principe fédérateur des pédagogies alternatives" et elle s'oppose à "la pédagogie noire" qui vise "à soumettre les enfants par la violence". La bienveillance peut aller jusqu'à "la fin d’une domination adulte". L'auteur ajoute que "l’attrait pour les questions de développement personnel permet aussi à toute une série de 'coach' d’entrer dans le domaine de l’éducation" et pour lui, leur "chef de file est sans conteste Ken Robinson".
Au sujet des neurosciences, elles apparaissent également "comme un élément fédérateur de toutes les pédagogies alternatives récentes" et elles constituent "un outil de légitimation de leurs pratiques" tandis que "certains neuroscientifiques comme Olivier Houdé ou Stanislas Dehaene marquent leur intérêt et leur soutien à certaines expériences de pédagogies alternatives, comme celle de Céline Alvarez". L'auteur ajoute que "l’essor des sciences cognitives a indéniablement donné de nombreuses connaissances sur le cerveau", mais les débats portent sur les "utilisations et les finalités de telles découvertes", sur "l’omniprésence des neurosciences (...) au moment où semble se dessiner(pour elles) une conjonction particulièrement favorable, avec un soutien explicite du pouvoir institutionnel et politique à tous les niveaux".
La vigilance de l'Etat
Enfin, le rôle des parents est "particulièrement notable dans l’ensemble de pédagogies d’éducation nouvelle et les pédagogies alternatives" puisqu'il s'agit "de penser l’enfant dans sa globalité, de rendre cohérente l’éducation familiale et scolaire". Or, depuis la Révolution, l'école témoigne de "la volonté des régimes successifs de créer une structure éducative qui petit à petit, plus ou moins violemment selon les périodes, se substitue aux parents (...). La vigilance de l’Etat souligne l’inquiétude face à une évolution des familles qui font le choix de l’instruction à domicile dans leur refus du paradigme scolaire (...) Les militants de l’école à domicile refusent l’institution scolaire et sont un bon exemple des motivations de cette opposition à l’école en tant que telle", mais pour l'Etat, l’instruction à domicile implique "un repli sur la cellule familiale et une emprise des parents sur leurs enfants". A noter que cette "privatisation de l’éducation est une tendance mondiale".
Quels liens entre les mouvements issus de l'éducation nouvelle, Montessori, Steiner, Freinet, pédagogie institutionnelle et ces pédagogies alternatives, qui se développent hors-contrat, éducation intégrale et libre progrès, éducation lente, modèle scandinave, éducation démocratique, école à la maison, éducation authentique ? "Les militants de pédagogies alternatives rappellent, souvent le rôle des pionniers de l’éducation nouvelle pour mieux les cantonner au passé. De leur côté, les mouvements de l’éducation nouvelle comme Freinet ou Decroly ne cherchent pas à être amalgamés à des courants ésotériques ou qui proposent un contournement de l’enseignement public. La situation est plus fluctuante en ce qui concerne les courants Montessori et Steiner qui illustrent une grande porosité avec tous ceux qui prônent une autre façon de faire hors de l’enseignement public."
Une position intenable ?
Depuis 1970, l’ANEN (association nationale pour le développement de l’éducation nouvelle) regroupe une dizaine d’écoles privées qui se reconnaissent dans les principes de l’éducation nouvelle, comme La Source, l’école nouvelle d’Antony ou la Prairie de Toulouse. L'année dernière, "la biennale internationale de l’éducation nouvelle" a tenté, à l’initiative des Céméa, du Crap-cahiers pédagogiques, de la Fespi, de l’icem, de renouer les liens existant entre les courants 'historiques' de l’éducation nouvelle et les réformateurs pédagogiques de l’enseignement public". Le choix du ministère de "propulser la pédagogie Montessori comme un nouveau graal, de faire des neurosciences l’alpha et l’Omega de toutes les réformes, rend intenable la position de ceux qui veulent réformer (l'école) de l’intérieur sur les bases de l’éducation nouvelle".
L'article, très documenté, donne l'identité de chacun des mouvements, pédagogies nouvelles ou alternatives, qui mettent en cause la forme traditionnelle l'école, et l'auteur s'inquiète, les pédagogies alternatives ne deviennent-elles pas "des leviers pour la privatisation et pour le dénigrement de l’enseignement public" ?
Les pédagogies alternatives en France aujourd’hui : essai de cartographie et de définition, revue Trema, ici