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Quels enseignants pour enseigner l'informatique ? Une interview exclusive de Gilles Dowek

Paru dans Scolaire le vendredi 13 juillet 2018.

La réforme du lycée fait une large place à l'enseignement de l'informatique. ToutEduc a demandé quelles perspectives elle ouvre et quels problèmes elle pose à Gilles Dowek, chercheur à l'INRIA, figure de la SIF (société informatique de France) et de l'association EPI (Enseignement public et informatique).

ToutEduc : Cette réforme doit vous satisfaire...

Gilles Dowek : C'est vrai, mais la situation reste cependant un peu confuse et nous attendons que le ministre clarifie un certain nombre de points. Beaucoup de choses semblent se jouer actuellement au Conseil supérieur des programmes et l'administration ne parle pas toujours d'une seule voix. Il faut distinguer trois enseignements, un en seconde, un enseignement dans le cadre du tronc commun et un enseignement de spécialité en 1ère et terminale. Les questions qu'ils posent sont à chaque fois différentes. En classe de seconde des lycées d'enseignement général et technologique, il s'agit d'un enseignement d'1h1/2, obligatoire, qui a plusieurs fois changé de nom, combinant informatique, sciences et technologie, ce qui pourrait constituer une victoire pour l'Académie des sciences, l'Académie des technologies, la SIF, le Conseil national du numérique et l'association EPI qui demandent un enseignement d'informatique pour tous depuis plusieurs années.

ToutEduc : Cet enseignement doit se mettre en place à la rentrée 2019. Qui l'assurera ?

Gilles Dowek : C'est bien la question. En ce qui concerne les contenus, le CSP fait son travail. Mais ces heures d'enseignement pour toutes les classes de seconde générales et technologiques représentent des milliers de postes, 3 000 environ. Où ira-t-on les chercher ? Va-t-on recruter de nouveaux enseignants ? Il semble difficile d'en recruter plus que quelques centaines la première année. Va-t-on former des enseignants déjà en poste ? Et si oui, quand ? où ? Les questions restent nombreuses et c'est sur ces points que nous attendons des clarifications.

ToutEduc : En première et terminale, il était question d'un enseignement des "humanités numériques". On n'en entend plus parler...

Gilles Dowek : Effectivement. Le tronc commun est de 16h et les "humanités" (le français, la philosophie, les langues, l'histoire et la géographie, l'enseignement moral et civique) se taillent la part du lion : 12h sur ces 16h. Le seul enseignement scientifique était un enseignement appelés au départ "Humanités scientifiques et numériques", qui semble maintenant s'appeler "Enseignement scientifique". Personne ne sait de quoi il s'agit. Philosophie des sciences ? Histoire des sciences ? Humanités numériques ? Et nous ne savons pas quelle part l'informatique y représentera. Cet enseignement devra, en outre, s'adresser à tous, donc à des élèves qui n'ont aucun enseignement scientifique par ailleurs et d'autres qui ont 12h d'enseignement de spécialités scientifiques.

ToutEduc : Et pour l'enseignement de spécialité, quelle est votre analyse ?

Gilles Dowek : Il prend le relais de l'actuel ISN (Informatique et sciences du numérique), un enseignement de spécialité de 2h en terminale S. Il s'appellera NSI (numérique et science informatique) et tous ces changements de nom témoignent de l'absence d'une vision claire de ce qu'est la discipline. Indépendamment du nom, le saut quantitatif et qualitatif est important. On passe de 2h sur un an à 4h en 1ère et 6h en terminale, on multiplie donc par 5 le temps d'enseignement. On peut imaginer que tous les lycées n'ouvriront pas tous cette spécialité dès la rentrée 2020. Il a fallu 5 ans pour que la moitié des établissements proposent l'ISN en terminale, on peut estimer qu'il faudra 10 ans pour que tous les lycées proposent cet enseignement de spécialité...

ToutEduc : Et pour l'aspect qualitatif ?

Gilles Dowek : Cet enseignement s'adressera à des élèves qui auront eu une initiation au collège et 1h30 en seconde, il faudra des enseignants de très haut niveai. Je ne vois pas comment on peut faire sans un CAPES et une agrégation d'informatique.

ToutEduc : Il existe déjà une option informatique au CAPES et à l'agrégation de mathématiques, à l'agrégation d'Économie Gestion, à l'agrégation de sciences industrielles et de l'ingénieur, au CAPET. N'est-ce pas suffisant ?

Gilles Dowek : Non. Je prépare actuellement à l'ENS de Paris-Saclay des étudiants à l'option informatique de l'agrégation de mathématiques. Ils sont très peu nombreux, car il est exceptionnel d'avoir le niveau Master à la fois en mathématiques et en informatique, d'autant que, contrairement à ce qui se passe, par exemple, en Allemagne, les deux disciplines ne sont pas sur un pied d'égalité dès la première année de licence. La partie mathématiques domine. Il faut vraiment des concours spécifiques pour qu'il soit ouvert aux étudiants qui ont fait une licence et un master d'informatique. Le ministère le sait, c'est une de ses priorités ... parmi beaucoup d'autres. J'ai l'impression qu'il a de plus peur, avec la création d'une telle agrégation, d'ouvrir "la boîte de Pandore" : il y aurait quelque 160 lobbys réclament leur agrégation, mais le ministère devrait être capable de définir ses priorités, en particulier parce qu'il a besoin d'enseignants pour la spécialité NSI.

ToutEduc : Vous multipliez les points d'interrogation. Vous avez pourtant des motifs de satisfaction...

Gilles Dowek : En effet. La création d'un enseignement de l'informatique a longtemps buté sur la question de savoir ce qu'on enlevait parmi les autres disciplines pour éviter de gonfler les horaires des élèves. La réforme en cours évite ce piège dans la mesure où les enseignements sont électifs. Les élèves choisissent les spécialités. On verra combien prendront la spécialité informatique. Encore faudra-t-il que les établissements soient en mesure de la leur offrir, avec des enseignants qui répondent à une exigence de niveau statistiquement très supérieure à l'existant ! Pour l'enseignement du tronc commun, je ne sais pas quelle y sera la part faite à l'informatique. Quant à l'enseignement de seconde, on aura les horaires, les élèves, un programme, mais je doute qu'on ait les enseignants ! Sans doute fallait-il créer les enseignements pour obliger l'administration à créer les professeurs.

Propos recueillis par P. Bouchard et relus par G. Dowek

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