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Franck Ramus (interview exclusive) : il serait aberrant de fonder une politique éducative "sur la base des seules recherches franco-françaises"

Paru dans Scolaire le mercredi 28 mars 2018.

Franck Ramus, membre du CSEN et professeur associé à l'ENS, avait tenu à répondre à la question de ToutEduc sur la composition de ce Conseil scientifique de l'Education nationale lors de son installation. Nous lui avons proposé de prolongé ce dialogue.

ToutEduc : Les critiques à l'encontre du CSEN n'ont pas porté sur son existence, ni sur la nomination de tel ou tel de ses membres, mais sur le caractère "monocolore" de l'ensemble, car si plusieurs disciplines sont représentées, vous êtes tous attachés aux sciences cognitives, aux "pédagogies explicites" et aux "politiques fondées sur les preuves". Comprenez-vous ces critiques ?

Franck Ramus : Non, le CSEN n’est pas du tout monocolore. En particulier, contrairement à ce que les commentateurs répètent en boucle, les neurosciences ne sont pas du tout au cœur du CSEN. Si l’on reprend la liste de ses membres (voir ToutEduc ici), et que l’on vérifie sur quoi portent les recherches de chacun, on constate que les seuls qui font de près ou de loin des neurosciences sont Stanislas Dehaene, Caroline Huron, Sid Kouider et moi-même (et encore cela ne constitue qu’une fraction de nos recherches, qui relèvent essentiellement de la psychologie). Quatre sur 21, 19% des membres, moins de 3 équivalents temps-plein : voilà la réalité des neurosciences au CSEN. Et tout au plus 50% des membres appartiennent aux sciences cognitives prises au sens large. Les membres du CSEN sont chercheurs principalement en psychologie, économie, sciences de l’éducation, sociologie et philosophie. Et les travaux du CSEN sont informés par ces disciplines, qui sont bien plus pertinentes pour l’éducation que les neurosciences.

Certains d’entre nous (notamment Stanislas Dehaene et moi-même) ont défendu certaines méthodes d’enseignement de la lecture qui impliquent en particulier un enseignement explicite des relations graphèmes-phonèmes, parce que les résultats expérimentaux en leur faveur sont très probants. Même si j’ai cité dans une tribune les résultats favorables d’une méta-analyse sur les "pédagogies explicites", ce n’est qu’un raccourci car cela peut recouvrir des méthodes diverses. Il vaudrait mieux spécifier exactement de quelle méthode on parle et regarder les études d’évaluation relatives à cette méthode particulière.

Au final, ce que partagent le plus les membres du CSEN, c’est plutôt l’idée que les politiques publiques (y compris éducatives) doivent être évaluées, et fondées 1) sur une compréhension scientifique de la nature des problèmes, et 2) sur des données factuelles concernant leur efficacité, plutôt que sur de simples opinions. C’est ce que l’on peut appeler l’éducation fondée sur des preuves (voir ici).

ToutEduc : Le ministre a condamné les "pédagogistes". Vous considérez-vous comme un "anti-pédagogiste" ? Vous-même avez écrit dans une tribune (Libératon, ici) que "la politique éducative de la France a été beaucoup influencée par des gourous murmurant à l’oreille des ministres". De qui parlez-vous ?

Franck Ramus : Je n’ai pas parlé de "pédagogistes", mais de gens n’étant pas au fait de la recherche internationale. Vous pouvez reprendre vous-même la liste de tous les conseillers ministériels, membres de comités nommés et auteurs de rapports commandés par les ministres successifs : vous n’y trouverez presque jamais de scientifique étant au contact de la recherche internationale, à quelques exceptions près (notamment quelques membres du CNESCO, ou de feu l’observatoire national de la lecture, quelques conseillers par-ci par-là, mais la liste est courte). La quasi-totalité des IGEN (auteurs de nombreux rapports), la plupart des enseignants-chercheurs français en éducation sont déconnectés de la recherche internationale. C’est vraiment problématique car la connaissance n’a pas de frontières, il est aberrant de penser que l’on pourrait guider la politique éducative de la France sur la base des seules recherches franco-françaises en éducation, qui sont de surcroit assez faibles à la fois quantitativement et qualitativement.

ToutEduc : Les interventions des membres du Conseil scientifique lors du colloque du 1er février ont surpris par leur modestie (voir ToutEduc ici et ici). Elle leur fait honneur. Mais un ministre peut-il fonder ses choix politiques sur des avis finalement assez incertains ?

Franck Ramus : C’est un fait que la science n’a pas réponse à tout. Mais ce n’est pas parce que nos connaissances ont des limites que nous ne savons rien, et que nous ne pouvons rien en faire. Nous savons beaucoup de choses, et nous en ignorons beaucoup d’autres. Le rôle des chercheurs et de dire ce qu’ils savent, avec quel degré de certitude, et de cerner précisément la limite de leurs connaissances. Le rôle des politiques est de prendre des décisions, y compris en situation de connaissance incertaine. On a toutes les raisons de penser que les décisions politiques seront meilleures si les ministres sont informés le plus fidèlement possible de l’état des connaissances. De ce point de vue-là, instaurer un conseil scientifique parait une bonne démarche. Cela permet de dissocier explicitement ce qui relève de la connaissance objective et ce qui relève de la politique, et, par le choix de membres qui sont parfaitement au fait de l’état des connaissances scientifiques internationales, cela offre une certaine garantie de recueillir des avis les mieux fondés sur des données factuelles, plutôt que sur des opinions et des idéologies.

ToutEduc : Il semble que soit amplement démontrée, comme vous l'écrivez dans cette tribune publiée par Libération, la nécessité d'un "enseignement systématique des relations entre les lettres et les sons". Mais en quoi est-ce contradictoire avec les conclusions de l'étude coordonnée par Roland Goigoux sur les pratiques effectives des enseignants ?

Franck Ramus : Ce n’est pas contradictoire, et il serait vraiment trompeur de présenter l’étude de Roland Goigoux comme montrant quelque chose de nouveau ou remettant en cause le consensus scientifique. Elle confirme tous les résultats internationaux obtenus à ce jour. Ses conclusions générales sont par exemple indistinguables de celles du rapport du National Reading Panel publié en… 2000. Et pourtant, que n’avons-nous pas entendu lorsque mes collègues et moi-même avons rappelé les conclusions de ce rapport en 2006 (y compris de la part de Roland) (voir ici) ! Il suffit que Goigoux dise la même chose 10 ans plus tard et tous nos détracteurs de l’époque trouvent ça très bien ! Comment interprétez-vous cela ? Pour moi, c’est une bonne illustration de l’isolationnisme de la recherche française en éducation et de ses conséquences. Que de temps perdu pour les élèves français dans l’intervalle ! Pour approfondir, voyez mon débat de 2016 avec Roland Goigoux (ici).

ToutEduc : Comment fait-on pour en convaincre les enseignants ?

Franck Ramus : Par la formation, mais c’est un sujet tellement vaste que je ne vais pas m’étendre ici. C’est un des grands sujets sur lequel se penche le CSEN.

ToutEduc : Toujours dans cette tribune, vous qualifiez de moyenne en termes d'efficacité et de coûteuse la réduction de la taille des classes. Est-ce l'opinion du Conseil scientifique ?

Franck Ramus : Le Conseil n'a pas été consulté sur ce sujet. Certains de ses membres en ont discuté, de manière informelle, avant la constitution du CS, et les avis étaient partagés. Marc Gurgand et Pascal Bressoux font partie de ceux qui ont une plus grande confiance dans l’efficacité de la réduction des CP dans les REP+. C’est d’ailleurs la difficulté à transposer des programmes pédagogiques sur le terrain à grande échelle qui pousse Marc Gurgand à penser que les réformes "structurelles" comme la réduction de la taille des classes ont plus de chances d’être efficaces. Ils trouvent intéressant le rapport bénéfice/coût, moi moins. Ce n’est pas très grave, l’essentiel est que l’effet de la réforme sera évalué rigoureusement, ce qui permettra d’en avoir le cœur net.

ToutEduc : Pascal Bressoux, dans une interview qu’il nous a donnée (ici), estime que la réduction des effectifs au CP permet un écart type de 0,2. Est-ce qu’un écart de 0,2 justifie de tels coûts ?

Franck Ramus : Nous sommes d’accord sur le fait qu’on peut attendre un effet d’environ 0,2 écart-type de la mesure en cours. Nos divergences ne portent pas sur la question scientifique, mais sur l’opportunité d’utiliser l’argent public de telle ou de telle manière. Le rôle du conseil scientifique est de fournir ce genre d’éléments au ministre, et à lui d’apprécier les rapports bénéfices/coûts et d’arbitrer. Si tous les ministres raisonnaient de cette manière, on serait déjà gouvernés de manière un peu plus rationnelle ! En ce qui concerne les rythmes scolaires, nous avons demandé l’évaluation du dispositif, nous attendrons les résultats pour donner un avis. Ce sera d’ici 2-3 ans, car il faut attendre que les communes stabilisent leur implémentation des rythmes scolaires.

ToutEduc : D'ici là, cette politique aura produit des effets importants sur le système scolaire... Votre position de scientifique, qui attend légitimement deux ou trois ans pour donner un avis est-elle compatible avec votre fonction au CS, qui apparait comme la caution scientifique des choix du ministre ?

Franck Ramus : Le conseil scientifique n’a pas à être vu comme apportant une caution des choix du ministre. Il est important au contraire de bien distinguer les deux rôles. Les travaux et avis du conseil scientifique se fonderont uniquement sur les données scientifiques, et seront rendus publics en toute transparence. Le ministre prend ses décisions en toute autonomie. Chacun pourra juger dans quelle mesure les secondes se basent sur les premiers. En ayant bien conscience qu’il n’y a pas un lien automatique entre les connaissances scientifiques et les choix politiques, les premières n’étant qu’un élément à prendre en compte pour les seconds.

A noter que, pour juger de la reconnaissance à l'international d'un certain nombre de chercheurs français, Franck Ramus nous invite à consulter leurs notices sur https://scholar.google.fr et à consulter par ailleurs son propre site, http://www.scilogs.fr/ramus-meninges/comprendre-la-publication-scientifique. Sur Google scholar, Stanislas Dehaene est cité 59 200 fois, Franck Ramus, 16 800 fois, Marc Gurgand, 1 490 fois. A titre indicatif, Philippe Meirieu est cité 6 500 fois, Agnès Florin 6 210 fois, Bernard Charlot 17 700 fois... Il faut donc prendre les citations sur ce moteur de recherche comme un indicateur parmi beaucoup d'autres.

Propos recueillis par écrit par P. Bouchard

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