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Pourquoi les GAFAM sont-elles intéressées par les données des élèves ? (Interview de T. de Vulpillières)

Paru dans Scolaire le jeudi 30 novembre 2017.

De nombreux enseignants créent des "pages facebook" pour leurs classes et utilisent les services des multinationales du numérique, les GAFAM, sans nécessairement prendre garde à la préservation des données personnelles de leurs élèves. Les délégués académiques au numérique ont été chargés de rappeler aux chefs d'établissement qu'ils étaient pénalement responsables, et qu'ils devaient inciter leurs enseignants à passer par les solutions académiques, de façon que soient mises en oeuvre les CGU (conditions générales d'utilisation) propres au domaine scolaire. Mais que cherchent ces entreprises ? ToutEduc a posé la question à Thierry de Vulpillières, longtemps chargé des partenariats éducation chez Microsoft France et fondateur d'EvidenceB.

Thierry de Vulpillières : Les GAFAM suscitent beaucoup de fantasmes, on se fait peur... et on se trompe souvent de peur. Ces entreprises sont d’abord de formidables réussites qui apportent chacune leur solution numérique, et chacune de ces solutions a des déclinaisons intéressantes pour l’éducation : recherche (Google), communication (Skype), collaboration (Microsoft Office 365), "social learning" (Facebook), créativité (iPad), immersion, réalité augmentée... Ces produits et services contribuent à la révolution numérique, mais l’éducation ne se réduit pas à la révolution numérique. Ces produits et services sont peut-être aussi importants et anecdotiques que l’arrivée du papier ? On peut en faire plein de choses. Le papier a ouvert la révolution de l’écrit… comme le numérique est le support des prétendues "compétences du XXIe siècle", mais tous les enseignants du monde y voient bien l’oubli assourdissant des disciplines qu’ils enseignent si l’on en reste là. La peur ne me semble pas celle d’agenda caché et de complot en tout genre… mais elle devrait plutôt se porter sur le décentrage des sujets éducation au profit du seul agenda des produits des GAFAM dont les débats autour des "compétences du XXIe siècle" est l'un des instruments. Leur puissance financière a un effet de sidération : leurs sujets, deviennent vite LES sujets éducation. Or, c’est faux. Ces deux mondes parallèles que sont l’enseignement curriculaire porté par les ministères de l’Education et l’approche par compétences trop détachées des curriculum et soutenues par les GAFAM expliquent en partie les freins au déploiement du numérique dans de nombreux systèmes éducatifs. Finalement, les GAFAM ont une vision du monde très simple, "au ras de leur produit".

Concernant les perspectives liées aux données personnelles et aux promesses de personnalisation de l’apprentissage, ce ne sont pas des entreprises malhonnêtes au sens où elles ne vont pas chercher un profit à court terme en faisant usage des données personnelles qu'elles peuvent collecter. Leur stratégie est à moyen - long terme. Elles se fondent sur le développement de l'intelligence artificielle qui n'est rien d'autre que l'utilisation d'un nombre considérable de données. Elles ne vont pas vendre à tel jeune une méthode pour améliorer son orthographe dont elle aurait repéré les faiblesses, mais elles auront acquis une donnée supplémentaire qui montre que telle faute est souvent associée à telle autre, et elles pourront proposer un exercice correspondant exactement à cette difficulté, en sachant quel pourcentage d'élèves est susceptible d'être intéressé. L’enjeu est ici que ces algorithmes ne soient pas le monopole de ces grands groupes internationaux. Il est important qu’un écosystème français et européen se développe autour de ces enjeux éducatifs mais aussi culturel.

ToutEduc : Devons-nous avoir peur de l'intelligence artificielle ?

Thierry de Vulpillières : Non. L’intelligence artificielle dans l’éducation, ce sont des outils au service des enseignants. J’ai bien aimé une intervention de Rose Luckin du Knowledge Lab à l’UCL qui travaille sur l’IA pour l’éducation à Londres, c’était en juin devant un public de startups EdTech un peu dans leur bulle. Elle avait 2 messages : ce qui nous intéresse avant tout, c’est l’intelligence humaine, l’Intelligence Artificielle ce sont quelques outils qui doivent servir l’intelligence humaine, et tout ça n’est qu’au service des enseignants ; l’idéal de l’éducation, c’est "un vrai prof pour chaque élève". Si on respecte ce cadre, alors les promesses de l’IA sont immenses, et il y a cet enjeu économique et culturel sur notre place à prendre dans le développement de ces outils.

ToutEduc : Plus généralement, ces entreprises n'invitent-elles pas l'Ecole à entrer dans le monde du XXIème siècle ? C'est du moins le discours qu'elles tiennent. 

Thierry de Vulpillières : Effectivement, et elles n'ont pas nécessairement tort. Nous aurons besoin de plus en plus de gens sachant coder, mais si l'apprentissage du code devient une matière obligatoire, les journées des élèves n'étant pas extensives, il faudra en supprimer une autre. Je me souviens d'un militant du code en Angleterre qui suggérait d'abandonner l'enseignement de l'Histoire ! Ils ont eu le Brexit… Nous avons besoin des humanités.

ToutEduc : L'entreprise que vous avez créée, EvidenceB, une allusion évidente aux "evidence based policies" [les politiques fondées sur des preuves scientifiques], ne met-elle pas en jeu, elle aussi, des technologies de pointe ?

Thierry de Vulpillières : Bien sûr, avec EvidenceB nous développons des petits modules d’activités directement liées à des connaissances et compétences requises pour les mathématiques, la grammaire, les sciences… Mais nous choisissons de développer un module uniquement quand les sciences cognitives et l’IA semblent pouvoir résoudre un obstacle de compréhension pour les élèves. Nous cherchons dans le monde entier les laboratoires en sciences cognitives et neuro-sciences les plus pointus, et nous travaillons avec eux à des solutions, des exercices et des progressions pédagogiques répondant à des questions d'enseignement très précises. L’IA vient compléter et corriger ces approches par parcours personnalisés. Et c’est aux éditeurs que nous proposons ces modules : de leur côté, les éditeurs connaissent parfaitement le corps enseignant, ses préoccupations, ses besoins et la connaissance beaucoup plus riche qu’ils peuvent avoir des élèves, au-delà de nos éclairages supplémentaires amenés par les sciences cognitives et l’IA. Nous ne proposons donc pas d'aller directement du laboratoire à la salle de classe, mais de tenir compte des contextes pédagogiques. Les solutions technologiques doivent s'inscrire dans une perspective sociale, dans une politique de l'Education.

S'agissant des données des élèves, nous souhaiterions que l'Europe s'empare de cette question, et que ces "big data" soient utilisées par des entreprises européennes, dans un contexte humaniste, des chartes sont en cours d’élaboration... Comme il est dit sur d’autres sujets, il est important que la France à travers les grandes initiatives, notamment du ministère de l’Education (mission Torossian / Villani, appel à projet IA et éducation…), pilote notre politique d’intelligence artificielle au service de l’éducation, au risque sinon de vite se laisser piloter par les initiatives en intelligence artificielle sur lesquelles les GAFAM entre autres se livrent une compétition sans limite.

Propos recueillis par P. Bouchard, relus par T. de Vullpillières

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