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Educatec-Educatice : le numérique, oui, mais sans multiplication des accès à l'information et avec du guidage (Franck Amadieu)

Paru dans Scolaire le dimanche 19 novembre 2017.

On a tous des stratégies d'apprentissage différentes, on apprend mieux en combinant information verbale et picturale, en combinant deux formats de présentation d'informations différents mais pas trois, en ne multipliant pas à outrance les accès à l'information et les possibilités de parcours de lecture qui gênent la prise de décision, et il faut être guidé : en s'appuyant sur des résultats récents issus de la recherche, notamment des travaux réalisés par son laboratoire, le CLLE (Cognition, langues, langages ergonomie), Franck Amadieu (université Toulouse Jean Jaurès) démontrait, au salon Educatec-Educatice, que, certes, le numérique permet de personnaliser les apprentissages, mais sous certaines conditions. Ce chercheur en psychologie cognitive et ergonomie était invité à répondre à cette question, dans le cadre d'une conférence intitulée "Dans quelle mesure le numérique permet-il de personnaliser les apprentissages ?", en introduction du salon qui s'est déroulé à Paris du 15 au 17 novembre 2017.

C'est en effet l'un des enseignements présentés par le chercheur : si le numérique permet de proposer plus facilement, par rapport aux documents traditionnels comme le papier, des documents enrichis avec des liens hypertextes, des supports sonores, vidéo, audio, etc., multiplier les formats de représentation des informations nuit aux performances d'apprentissage. Ainsi, explique-t-il, malgré l'idée actuellement soutenue que cette multiplication permet de mieux coller aux attentes et préférences de chacun et aux élèves de développer des stratégies différentes, la science dit l'inverse.

Combiner verbal et pictural pour que l'information soit enregistrée

Le chercheur évoque une étude, menée à Taïwan, qui a montré que les meilleures performances s'obtenaient avec deux types de présentation et pas plus. Trois groupes d'élèves ayant un même objectif d'apprentissage avaient été comparés dans des situations différentes : un groupe d'enfants avait été confiné dans une salle avec des images et des textes descriptifs ; un deuxième disposait des mêmes textes mais, à la place des images, ils étaient allés voir les plantes, objet de leur travail ; le troisième groupe disposait des mêmes documents que le premier et avait pu également aller voir les plantes. Résultat, le troisième groupe, qui disposait du plus grand nombre de supports, avait fonctionné le moins bien alors que les deux autres affichaient des performances similaires. Deux raisons étaient avancées par les chercheurs : "une information en image peut être redondante avec la plante réelle", mais surtout, analyse Franck Amadieu, "générer trois formes d'information crée une division de l'attention chez l'élève. Ils ont du mal à savoir ce qu'ils doivent regarder et comment ils les lient."

Autre enseignement des sciences, qui valident des théories cognitives notamment développées par le psychologue américain Richard Mayer (université de Californie) dans les années 1970 : pour augmenter la compréhension, il faut combiner information verbale et information picturale. "On enregistre une information lorsque l'on mobilise les deux." D'un côté, "les images ont une nature analogique proche du réel", ce qui permet de "se représenter des choses plus facilement", ce qui est utile par exemple "pour décrire une personne". D'un autre côté, "le texte va être beaucoup plus pertinent pour tout ce qui relève de l'abstraction". "Les formats de représentation n'ont pas la même fonction d'un point de vue cognitif", développe le chercheur, "et si on fait les deux, l'élève va pouvoir mettre en correspondance ce qu'il lit avec ce qu'il voit". Une combinaison efficace qui "contredit" l'idée répandue que certains ont une mémoire visuelle et d'autres une mémoire verbale.

D'autres études montrent aussi que la multiplication des accès à l'information, donc des parcours de lecture via notamment l'usage des hypertextes, outil numérique qui facilite le renvoi à d'autres ressources et permet d'enrichir les contenus, nuit à la prise de décision, donc à la performance. Études qui invalident, explique le chercheur, la "théorie de la flexibilité cognitive". "Trop de possibilités réduit les performances. On demande aux élèves de prendre trop de décisions et ils ont du mal à définir une stratégie de parcours." En outre, constate-t-il, sauter d'un document à l'autre conduit à ne plus savoir à moment donné où l'on est. Résultat, l'élève ne sait plus faire le lien avec les informations [d'origine, ndlr], donc les connexions."

Guider les élèves pour compenser les inégalités de stratégies d'apprentissage

Enfin, autre paramètre à prendre en compte dans la pédagogie qui s'appuie sur le numérique : mettre en place du guidage. Parce que les élèves développent des stratégies d'apprentissage différentes et que "ceux qui tirent le plus de bénéfices" de ces enrichissements, multiplication des informations et des chemins d'accès, sont "ceux qui ont déjà des connaissances". Diversité de stratégies qu'une étude menée via une analyse oculométrique avait mise en évidence, tout comme l'intérêt de combiner informations verbales et picturales. Des chercheurs avaient ainsi observé les mouvements oculaires d'apprenants qui devaient traiter ces deux types d'information. Sur les trois types de stratégies observées, le texte plus lu que les images regardées, les deux traités mais avec peu de va-et-vient, et les deux traités avec beaucoup d'allers-retours, c'est la troisième qui permettait le plus de performances, celle des élèves qui avaient "le plus voyagé entre le texte et l'image", et donc "fait un effort de correspondance". Les inégalités observées, la stratégie la plus efficace étant utilisée par les meilleurs élèves, mettent en évidence, selon le chercheur, la nécessité de ne pas laisser les apprenants "libres".

Pour autant, il faut mettre en place un bon "guidage", ce qui n'est pas "évident", poursuit le chercheur. Ce que des travaux menés par son laboratoire ont aussi mis en évidence. Des étudiants avaient été mis dans deux situations : visionner des documents présentant le fonctionnement des synapses du cerveau d'abord en situation autonome, puis avec des "contraintes" opérées sur l'animation via des zooms pour les aider à "focaliser sur ce qui était pertinent". Le "guidage" avait eu "un effet au bout de deux ou trois visionnages", "sur la compréhension" mais "pas sur la mémorisation", nuance le chercheur. Effet confirmé par des travaux d'Éric Jamet (Rennes 2), qui avait lui aussi expérimenté une situation similaire lors d'un exposé avec des étudiants, en introduisant, dans la situation de guidage, un document multimédia et un jeu de couleurs qui permettait de "visualiser dans le texte" les parties importantes du discours, "signalisation qui a contribué à améliorer la rétention mais qui n'a pas d'effet sur la compréhension profonde", nuance encore le chercheur.

Tenir compte de ces conditions pour le développement de l'intelligence artificielle

La conclusion du chercheur reste donc nuancée : "le numérique, quand on est trop libre, n'est pas forcément très bon. Rendre les élèves actifs, en situation de produire ne marche pas forcément et le guidage peut aider, mais juste pour du traitement de surface." Il fait plusieurs recommandations pour construire un "bon guidage" dans le cadre d'une pédagogie qui s'appuie sur des outils numérique : "aider à sélectionner les informations pertinentes", "aider à créer les relations entre les informations" ou encore "accompagner les stratégies sans totalement les contraindre", car des travaux montrent aussi que les meilleures stratégies pour améliorer les performances d'apprentissage "ne sont pas forcément celles que préfèrent les élèves". Le chercheur plaide aussi pour un guidage "évolutif", c'est-à-dire sa "disparition progressive quand le niveau de connaissances augmente".

Des conditions que l'intelligence artificielle, incarnée par les "tuteurs intelligents" actuellement développés pour permettre la personnalisation des apprentissages, doit prendre en compte, estime le chercheur. Ces systèmes devront être "adaptés à différents domaines de connaissances" mais aussi être "capables d'avoir un modèle d'erreurs type", "une très bonne connaissance du niveau de compétences de l'apprenant", des éléments néanmoins difficiles à intégrer dans une programmation. Ce qui présuppose donc, selon Franck Amadieu, de théoriser et modéliser d'abord des processus d'apprentissage et de faire en sorte qu'ils ne soient ni "trop complexes", ni "trop riches".

Camille Pons

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